Action en contrefaçon et prescription : pour les entreprises d'importants changements avec la décision de la Cour de cassation du 5 septembre 2025

La prescription sanctionne l'inaction pendant un certain délai par la perte de l'action en justice devenue irrecevable.

Pour les entreprises, deux enjeux principaux aux débats sur la prescription de l'action en contrefaçon :

  • La cessation des actes litigieux : la date à partir de laquelle de tels actes ne peuvent plus être interdits.
  • L'indemnisation : la période de temps où les actes litigieux sont pris en compte pour le calcul de l'indemnisation.

L'arrêt du 5 septembre 2025 mis en perspective avec plusieurs arrêts récents de la Cour de cassation change la situation des entreprises.

Antérieurement à cet arrêt, l'auteur qui avait connaissance de la contrefaçon depuis plus de 5 ans, ne pouvait plus agir quand les actes litigieux se répétaient plus récemment.

Avec la nouvelle règle de l'application distributive de la prescription, chaque acte fait courir un nouveau délai de prescription de 5 ans.

L'action en cessation est soumise au même délai de 5 ans.

Point de vigilance : la période indemnitaire se limite aux 5 ans qui précèdent la date de l'assignation, mais pour les droits de propriété industrielle l'interrogation demeure.

1 LES FAITS : UN LITIGE MUSICAL AUTOUR DU GÉNÉRIQUES DE CODE LYOKO

1.1 L'œuvre originale et les parties

L'affaire trouve son origine dans la création en 2004 de la chanson "Un monde sans danger", générique de la série d'animation Code Lyoko, par MM. [P][R] et [L][S], déposée à la SACEM le 10 février 2004. Ils ont également créé, avec M. [A][N] comme adaptateur, la version anglaise "A World Without Danger".

1.2 La contrefaçon alléguée et sa distribution par des majors

En 2010, le groupe The Black Eyed Peas sort l'album "The Beginning" contenant le titre "Whenever", composé par [B][M] et [I][V].

Cet album est distribué en France par la société UNIVERSAL MUSIC FRANCE. L'œuvre Whenever est éditée par les sociétés américaines [U] COMPOSING, HEADPHONE JUNKIE PUBLISHING, BMG RIGHTS MANAGEMENT et BMG RIGHTS MANAGEMENT FRANCE et produite par INTERSCOPE RECORDS. Elle a également été éditée par la société EMI APRILMUSIC et sa filiale EMI MUSIC PUBLISHING FRANCE jusqu'au 12 octobre 2017.

30 décembre 2011, les auteurs français découvrent ce qu'ils estiment être une contrefaçon de leur œuvre et adressent une mise en demeure.

6 juin 2018, [P] [R] et [L] [S] assignent [B] [M], [I] [V], les sociétés BMG RIGHTS MANAGEMENT FRANCE et US (ci-après, les sociétés BMG), les sociétés EMI APRIL MUSIC INC, EMI MUSIC PUBLISHING FRANCE (les sociétés EMI), UNIVERSAL MUSIC FRANCE, [U] COMPOSING, HEADPHONE JUNKIE PUBLISHING, et la division INTERSCOPE RECORDS de la société américaine UMG RECORDINGS devant le tribunal judiciaire de Paris en contrefaçon de droits d'auteur.

2. UN PARCOURS JUDICIAIRE SEMÉ D'EMBÛCHES JUSQU'À LA DÉCISION DE LA COUR DE CASSATION

2.1 Tribunal judiciaire de Paris (9 juillet 2021)

  • Position sur la prescription : le tribunal écarte le moyen tiré de la prescription
  • Décision : rejet de l'action pour défaut de justification de l'originalité de l'œuvre
  • Conséquences : condamnation des demandeurs aux frais

2.2 Cour d'appel de Paris (17 mai 2023)

  • Position sur la prescription : l'action est prescrite car les demandeurs avaient connaissance des faits dès leur mise en demeure de 2011, soit plus de 5 ans avant l'assignation de 2018.
  • Application de la solution classique : les actes de commercialisation ultérieurs ne seraient que "le prolongement normal" des actes antérieurs.
  • Décision : l'irrecevabilité des demandes en contrefaçon pour prescription

2.3 La Cour de cassation abandonne la solution classique (5 septembre 2025)

  • Cassation : infirmation de l'arrêt d'appel
  • Principe posé : la prescription court pour chaque acte distinct de contrefaçon
  • Renvoi : l'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Paris autrement composée

3 L'UNIFORMISATION DES RÈGLES APPLICABLES À LA PRESCRIPTION

La nouvelle règle énoncée à l'arrêt du 5 septembre 2025

"Lorsque la contrefaçon résulte d'une succession d'actes distincts, qu'il s'agisse d'actes de reproduction, de représentation ou de diffusion, et non d'un acte unique de cette nature s'étant prolongé dans le temps, la prescription court pour chacun de ces actes, à compter du jour où l'auteur a connu un tel acte ou aurait dû en avoir connaissance."

Trois points essentiels

3.1 Application de la nouvelle règle en cas de succession d'actes distincts

Pour « une succession d'actes distincts, qu'il s'agisse d'actes de reproduction, de représentation ou de diffusion, … la prescription court pour chacun de ces actes, à compter du jour où l'auteur a connu un tel acte ou aurait dû en avoir connaissance ».

Dans cette affaire, les supports matériels et autres étaient toujours distribués après la lettre de mise en demeure du 30 décembre 2011, l'arrêt de la Cour de Paris cite l'achat dans un magasin de ville d'un album litigieux le 27 avril 2018, et sa disponibilité sur les plateformes de téléchargement en mars 2018.

En retenant la notion de « succession d'actes distincts », même s'il s'agit toujours de la même atteinte au droit de représentation, ou au droit de représentation ou droit de diffusion (l'arrêt ne conditionne pas l'acte distinct à une nouvelle interprétation du morceau litigieux), chaque nouvel acte relance le délai de prescription de 5 ans.

Le 5 septembre 2025, la Cour de cassation étend à l'action en contrefaçon un mécanisme de prescription qu'elle a déjà admis :

  • À l'action en concurrence déloyale (2021),
  • Aux manquements contractuels de l'éditeur (2024).

3.2 Cas de l'acte unique

En cas d'acte unique, la solution est donnée par la Cour de cassation à son arrêt du 15 novembre 2023 dans l'affaire dite de la « Fontaine aux chevaux » du parc le « Potager des princes » où il n'y avait qu'un acte d'exposition qui s'est poursuivi pendant des années.

L'action en contrefaçon engagée le 5 mars 2021 par l'artiste sculpteur pour faire cesser l'exposition dans ce parc depuis au moins le 24 juillet 2006 de la statue jugée contrefaisante le 17 décembre 2008, est prescrite.

L'action en cessation est soumise au délai de prescription de 5 ans, cette action n'est donc pas recevable pendant toute la durée des droits d'auteur.

3.3 Généralisation de la règle à l'atteinte de tous les droits patrimoniaux de l'auteur

La Cour l'affirme clairement « qu'il s'agisse d'actes de reproduction, de représentation ou de diffusion »

Le droit moral qui n'était pas en cause dans cette affaire, n'est pas concerné.

4 PORTÉE ET ENSEIGNEMENTS DE CETTE JURISPRUDENCE

4.1 Ces arrêts montrent une évolution conceptuelle importante en quelques années

  • Abandon de la notion de "délit continu" qui était problématique avec le droit pénal au profit du "délit successif", déjà retenu à l'arrêt de 2021 en matière de concurrence déloyale.
  • La lecture des arrêts du 5 septembre 2025 avec celui du 18 novembre 2023 distingue clairement entre contrefaçon permanente et contrefaçon successive.
  • Cet arrêt témoigne d'une volonté d'aligner la prescription de la propriété intellectuelle avec celle de la propriété industrielle depuis les réformes de 2014 et de 2019.

4.2 La Cour de cassation renforce la protection des créateurs en prenant en compte leur déséquilibre économique avec les plateformes du numérique

La Cour de cassation a souhaité donner un large écho à cet arrêt du 5 septembre 2025 par la publication de l'avis de l'Avocat général et du Rapport du Conseiller rapporteur, les lignes du présent article n'étant que des commentaires et observations personnelles.

  • Lutte contre l'impunité. Il n'est pas acceptable que les contrefacteurs bénéficient d'un "permis de contrefaire". Les auteurs confrontés à l'asymétrie des moyens des majors et des plateformes du numérique ne peuvent pas toujours rassembler les moyens nécessaires à une action efficace dans un délai de 5 ans.
  • Adaptation au numérique. Cet arrêt pragmatique prend en compte les modes modernes d'exploitation, -streaming, téléchargement, réseaux sociaux-, qui démultiplient les intérêts en cause sur de courtes périodes exposant les auteurs à des sanctions du marché pour une action immédiatement perçue comme opportuniste, et à des réactions violentes vindicatives de centaines de milliers d'anonymes.
  • Conformité européenne : Également cette décision tient compte du droit de l'Union qui fixe des exigences de protection du droit d'auteur dans la société de l'information et de la communication.

4.3 Sécurité juridique maintenue pour les actions fondées sur le droit d'auteur dans l'attente des décisions en matière de prescription des droits de propriété industrielle

Successivement en 2014 (loi renforçant la lutte contre la contrefaçon) et en 2019 (loi Pacte), les dispositions de la prescription des droits de propriété industrielle (brevets, marques, modèles, etc) ont changé avec en particulier comme point de départ la connaissance « du dernier fait » ce qui suscite des interrogations sur la période à prendre en compte pour l'indemnisation de 5 ans ou plus.

La solution retenue le 5 septembre apporte une sécurité aux acteurs économiques

  • Limitation temporelle. Seuls les actes des cinq dernières années peuvent être poursuivis.
  • Prévisibilité. Chaque acte génère son propre délai de prescription.
  • Équilibre des intérêts. A priori, ce glissement du délai de 5 ans est supportable pour les acteurs économiques tout en améliorant la protection des créateurs.

Sur ce dernier point, l'arrêt attendu de la Cour de Paris qui aura aussi à se prononcer sur la contrefaçon alléguée, nous le dira...

Questions fréquentes

Qu'est-ce que la prescription distributive en contrefaçon ?

La prescription distributive signifie que chaque acte distinct de contrefaçon fait courir un nouveau délai de prescription de 5 ans, contrairement à l'ancienne règle où la connaissance initiale bloquait toute action future.

Quelles sont les conséquences pratiques pour les entreprises ?

Les auteurs peuvent désormais agir contre des actes de contrefaçon récents même s'ils avaient connaissance d'actes antérieurs depuis plus de 5 ans. Cela renforce significativement la protection des créateurs.

Cette règle s'applique-t-elle aux droits de propriété industrielle ?

L'arrêt concerne spécifiquement le droit d'auteur. Pour les droits de propriété industrielle (brevets, marques), des interrogations demeurent suite aux réformes de 2014 et 2019 qui ont modifié leurs règles de prescription.