Dépôt de marque de l’Union: un droit de priorité spécifique

La notion de première demande au sens de l'article 34 du Règlement 2017/1001

La notion de "première demande" au sens de l'article 34 du Règlement 2017/1001

À la lumière des arrêts du Tribunal de l'Union du 8 octobre 2025 et de la Cour de justice du 27 février 2024

Points clés pour les entreprises

  1. Le droit de priorité en matière de marques de l'Union européenne est strictement régi par l'article 34 du Règlement 2017/1001, sans possibilité d'invoquer directement la Convention de Paris.
  2. Une demande de marque nationale successive pour un même signe ne peut servir de base à la priorité si une demande antérieure identique existe, sauf conditions très restrictives de l'article 34§4.
  3. L'opposant peut contester la validité du droit de priorité revendiqué lors de la procédure d'opposition, même si la priorité a été initialement acceptée par l'EUIPO.
  4. Les stratégies consistant à enchaîner des dépôts nationaux pour prolonger artificiellement le délai de priorité sont qualifiées d'abus de droit et peuvent entraîner la nullité de la marque pour mauvaise foi.

Conséquences

1- Pour l'avenir, revoir sa stratégie de dépôt de la marque de l'Union au regard de ces principes.

2- Pour les dépôts de marque de l'union déjà effectués, vérifier leur situation, puisque leur annulation pour ces motifs est possible.


1°) Les textes en cause

1-1°) Le cadre normatif applicable

1-1-1°) L'article 34 du Règlement (UE) 2017/1001

L'article 34, paragraphes 1 et 4, du Règlement 2017/1001 dispose :

Paragraphe 1 : "Une personne qui a régulièrement déposé une marque dans ou pour un des États parties à la convention de Paris ou à l'accord établissant l'Organisation mondiale du commerce, ou son ayant cause, jouit, pour effectuer le dépôt d'une demande de marque de l'Union européenne pour la même marque et pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels cette marque est déposée ou contenus dans ces derniers, d'un droit de priorité pendant un délai de six mois à compter de la date de dépôt de la première demande."
Paragraphe 4 : "Est considérée comme première demande, dont la date de dépôt est le point de départ du délai de priorité, une demande ultérieure déposée pour la même marque, pour des produits ou des services identiques et dans ou pour le même État qu'une première demande antérieure, à la condition que cette demande antérieure, à la date du dépôt de la demande ultérieure, ait été retirée, abandonnée ou refusée, sans avoir été soumise à l'inspection publique et sans laisser subsister de droits, et qu'elle n'ait pas encore servi de base pour la revendication du droit de priorité."

1-1-2°) La Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle

L'article 4 de la Convention de Paris institue le principe du droit de priorité unioniste, mais son application directe dans l'ordre juridique de l'Union européenne est exclue.

1-2°) La hiérarchie des normes établie par ces deux décisions

Les deux arrêts établissent une hiérarchie claire :

  1. Le Règlement 2017/1001 constitue le droit applicable exclusif pour les marques de l'Union européenne
  2. La Convention de Paris n'a pas d'effet direct dans l'ordre juridique de l'Union
  3. Le Règlement doit être interprété, dans la mesure du possible, conformément à la Convention de Paris, mais cette dernière ne peut créer de droits supplémentaires

Ces deux décisions se référent également à des décisions de 2015 et 2016.


2°) L'arrêt du Tribunal de l'Union du 8 octobre 2025 (Affaire T-562/24, CAPELLA EOOD c. EUIPO)

2-1°) Les faits de l'affaire

Chronologie des événements :

21 février 2017 : Verus EOOD (prédécesseur de Capella) dépose une demande de marque allemande COLORATURA
28 septembre 2017 : Verus EOOD dépose une nouvelle demande de marque allemande COLORATURA (identique)
28 mars 2018 : Verus EOOD dépose une demande de marque de l'UE COLORATURA, revendiquant la priorité du 28 septembre 2017
28 décembre 2017 : Richemont dépose une marque allemande COLORATURA (enregistrée le 6 février 2018)
5 avril 2019 : Richemont forme opposition contre la demande de marque de l'UE

2-2°) La question de droit centrale

La demande allemande du 28 septembre 2017 peut-elle être considérée comme "première demande" au sens de l'article 34§1 du Règlement 2017/1001, alors qu'une demande identique avait été déposée le 21 février 2017 ?

2-3°) La position du Tribunal

2-3-1°) Sur la notion de "première demande"

Le Tribunal affirme clairement que la notion de "première demande" s'entend de la toute première demande déposée pour un signe donné :

"Le droit de priorité vise à accorder un délai unique et non à permettre des réactivations successives par de nouvelles demandes nationales." (Point 60 de l'arrêt)

Conséquence pratique : Une entreprise ne peut pas contourner le délai de six mois en déposant successivement des demandes nationales identiques pour "relancer" le délai de priorité.

2-3-2°) Les conditions restrictives de l'article 34§4

Le Tribunal rappelle que l'article 34§4 prévoit une exception permettant de considérer une demande ultérieure comme "première demande", mais à des conditions cumulatives très strictes :

  1. La demande antérieure doit avoir été retirée, abandonnée ou refusée
  2. Elle ne doit pas avoir été soumise à l'inspection publique
  3. Elle ne doit laisser subsister aucun droit
  4. Elle ne doit pas avoir servi de base à une revendication de priorité

Application au cas d'espèce : La requérante ne démontrait pas que toutes ces conditions étaient remplies pour la demande du 21 février 2017 (voir notamment point 67).

2-3-3°) Rejet de l'argument fondé sur la Convention de Paris

Le Tribunal affirme sans ambiguïté :

"Le droit de priorité pour effectuer le dépôt d'une demande de marque de l'Union européenne est régi par l'article 34 du règlement 2017/1001, sans que les opérateurs économiques puissent directement se prévaloir de l'article 4 de la convention de Paris." (Points 48-49)

Justification : Bien que la Convention de Paris soit un traité international auquel l'Union est partie, elle n'a pas d'effet direct et ne peut être invoquée par les particuliers devant les juridictions de l'Union pour créer des droits qui ne seraient pas prévus par le Règlement.

2-4°) La possibilité de contester le droit de priorité lors de l'opposition

Point crucial pour les entreprises

Le Tribunal confirme expressément que l'EUIPO peut, dans le cadre d'une procédure d'opposition, remettre en cause la validité d'un droit de priorité inscrit au registre :

"Dans le cadre d'une procédure d'opposition, la chambre de recours peut remettre en cause une date de priorité inscrite au registre." (Point 36)

Justification : Pour déterminer si une marque est "antérieure" au sens de l'article 8 du Règlement 2017/1001, l'EUIPO doit nécessairement vérifier la validité de la priorité revendiquée, même si celle-ci a été initialement acceptée lors de l'examen de la demande.

Précédent jurisprudentiel : Le Tribunal cite l'arrêt LUCEA LED du 25 juin 2015 qui avait déjà établi ce principe.


3°) L'arrêt de la Cour de Justice du 27 février 2024 (Affaire C-382/21 P) en matière de Dessins et Modèles

3-1°) Pertinence pour les marques

Bien que cet arrêt concerne les dessins et modèles communautaires (Règlement 6/2002), ses principes s'appliquent mutatis mutandis aux marques, car :

  1. La structure des deux Règlements est parallèle
  2. Les deux textes transposent l'article 4 de la Convention de Paris
  3. La Cour établit des principes généraux sur l'autonomie du droit de l'Union

3-2°) Les principes établis

3-2-1°) L'autonomie du système européen de propriété intellectuelle

La Cour affirme que :

"Le règlement constitue l'expression de la volonté du législateur d'adopter, pour l'un des droits de propriété industrielle couverts par cette convention, une approche propre à l'ordre juridique de l'Union, en établissant un régime spécifique de protection unitaire." (Point 67)

Conséquence : Le droit européen de la propriété intellectuelle constitue un système autonome et complet, qui ne peut être complété par l'invocation directe de la Convention de Paris.

3-2-2°) L'absence d'effet direct de la Convention de Paris

La Cour confirme que :

  • La Convention de Paris ne crée pas de droits directement invocables par les particuliers
  • Les juridictions de l'Union ne peuvent annuler un acte européen au motif qu'il serait contraire à la Convention de Paris
  • Seule une interprétation conforme est possible, dans les limites du texte du Règlement

3-3°) L'interprétation stricte des conditions de priorité

La Cour affirme qu'une lacune apparente dans le Règlement n'est pas une omission mais un choix délibéré du législateur européen :

"La circonstance que cette disposition ne fixe pas le délai dans lequel peut être revendiqué le droit de priorité fondé sur une demande d'enregistrement d'un brevet est non pas une lacune, mais la conséquence du fait que celle-ci ne permet pas de fonder un tel droit sur cette catégorie de demandes antérieures." (Point 77)

4°) Différences entre l'article 34 du règlement 2017/1001 et l'article 4 de la Convention d'Union de Paris sur le droit de priorité au bénéfice de la marque de l'Union

4-1°) Tableau comparatif forcement schématique avec la marque de l'Union

Critère Convention de Paris (Art. 4) Règlement 2017/1001 (Art. 34)
Nature juridique Traité international sans effet direct avec les marques de l'Union Règlement directement applicable
Invocabilité Non invocable directement par les particuliers pour les marques de l'Union Directement invocable
Notion de "première demande" Peut être interprétée largement selon jurisprudences nationales Strictement limitée : première demande chronologique OU demande ultérieure respectant l'article 34§4
Délai de priorité 6 mois (principe général) 6 mois (strictement limité, non prolongeable par dépôts successifs)
Contrôle par l'opposant Variable selon législations nationales (problématique non traitée ici) Expressément admis dans procédure d'opposition
Sanction des stratégies abusives Non prévue explicitement Nullité pour mauvaise foi (article 52§1 b))

4-2°) Les divergences substantielles

4-2-1°) L'interprétation de la "première demande"

Convention de Paris : Dans certaines juridictions nationales, l'article 4 C(4) de la Convention a pu être interprété de manière souple, permettant dans certains cas de considérer une demande ultérieure comme "première demande" même sans remplir toutes les conditions strictes.

Règlement 2017/1001 : Le Tribunal affirme une interprétation stricte et cumulative des conditions de l'article 34§4. Toute demande antérieure qui subsiste, même non publiée, empêche la demande ultérieure d'être considérée comme "première demande".

4-2-2°) La lutte contre les stratégies abusives

Innovation du droit européen : Le Tribunal (affaire LUCEO, 7 juillet 2016, T-82/14) en rejetant le recours contre la décision de la Chambre de recours, a ouvert la nullité de la marque au regard du comportement du déposant par l'enchainement de ses demandes nationales :

  • L'enchaînement de demandes nationales pour prolonger le délai de priorité constitue un abus de droit
  • Ces pratiques sont contraires aux objectifs du Règlement
  • Elles peuvent entraîner la nullité de la marque pour mauvaise foi (article 52§1 b))

Cette approche n'a pas d'équivalent explicite dans la Convention de Paris.

4-2-3°) Le contrôle de la priorité par l'opposant

Règlement 2017/1001 : Le Tribunal affirme clairement que l'opposant peut contester la validité de la priorité lors de la procédure d'opposition, et que l'EUIPO doit examiner cette question même d'office.

Convention de Paris : Silence du texte sur cette question, elle est laissée aux législations nationales.


5°) Ces deux décisions se placent en continuité avec des décisions antérieures

5-1°) Jurisprudence européenne

5-1-1°) Arrêt COPERNICUS-TRADEMARKS, marque LUCEO (Tribunal, 7 juillet 2016, T-82/14)

Contribution majeure : Cet arrêt, cité dans l'arrêt du 8 octobre 2025, établit les principes suivants :

  • Mauvaise foi et stratégie de dépôt abusive : Déposer systématiquement des demandes nationales successives sans intention de les mener à l'enregistrement, dans le seul but de bloquer des tiers, constitue un comportement de mauvaise foi.
  • Qualification d'abus de droit : L'enchaînement de demandes nationales vise à conférer une "position de blocage" dépassant le délai de six mois prévu par le législateur, ce qui constitue une figure d'abus de droit au sens de la jurisprudence Emsland-Stärke (CJCE, 14 décembre 2000, C-110/99).
  • Contrôle de la priorité en opposition : Le Tribunal confirme que la chambre de recours peut remettre en cause une date de priorité inscrite au registre dans le cadre d'une procédure d'opposition.

Le pourvoi contre cet arrêt a été rejeté. Ordonnance du 14 décembre 2017, C-101/17P.

5-1-2°) Arrêt COPERNICUS-TRADEMARKS, marque LUCEA LED (Tribunal, 25 juin 2015, T186/12)

Le Tribunal le 8 octobre 2025 fait référence à son arrêt antérieur du 25 juin 2015 établissant que la validité du droit de priorité peut être contestée lors d'une opposition.

Principe établi : L'inscription d'une priorité au registre de l'EUIPO ne confère pas de caractère définitif à cette priorité. Elle peut être remise en cause si des éléments nouveaux apparaissent, notamment lors d'une opposition.

5-2°) A priori sous réserves de recherches complémentaires, pas de décision française

Constat : Les recherches n'ont pas permis d'identifier de décisions des juridictions françaises (Cour de cassation, tribunaux judiciaires) ayant spécifiquement statué sur :

  1. La contestation d'un droit de priorité fondé sur une demande successive identique à une demande antérieure en cas de marque de l'Union.
  2. L'application de l'article 34§4 du Règlement 2017/1001 (ou de son prédécesseur, l'article 29§4 du Règlement 207/2009)

Explication probable :

  • Les juridictions nationales françaises ne sont compétentes que pour les marques françaises régies par le Code de la propriété intellectuelle (articles L. 712-1 et suivants)
  • Pour les marques de l'UE, la compétence appartient à l'EUIPO en première instance, puis au Tribunal de l'Union et à la Cour de justice
  • Les tribunaux français ne peuvent connaître des marques de l'UE que dans le cadre d'actions en contrefaçon ou de demandes reconventionnelles en nullité, situations dans lesquelles la question de la priorité est rarement déterminante au moins jusqu'à aujourd'hui !

Ces quelques lignes dessinent les exigences qui s'imposent aux entreprises et à leurs conseils.

Jurisprudence citée

Tribunal de l'Union, 8 octobre 2025, T-562/24, Capella EOOD c. EUIPO
https://bit.ly/3YBvrPq
Cour de justice, 27 février 2024, C-382/21 P (dessins et modèles)
https://bit.ly/3MKqPwR
Tribunal de l'Union, 7 juillet 2016, T-82/14, LUCEO (mauvaise foi)
https://bit.ly/3NXtYzK
Tribunal de l'Union, 25 juin 2015, T-186/12, LUCEA LED
https://bit.ly/4eRmLpQ