Modèle, droit d’auteur : vers la protection de l’Unité de l’Art

Protection des Arts Appliqués par le Droit d'Auteur - Conclusions de l'Avocat Général CJUE

Le plus souvent, c'est la publication de l'arrêt de la Cour de justice qui suscite des commentaires, mais les conclusions présentées le 8 mai 2025 par M. Maciej Szpunar, Avocat Général auprès de la CJUE, suscitent l'intérêt par avance sur l'arrêt prochainement attendu.

Les conclusions : https://bit.ly/CJUE-299098

1. Des conclusions dans deux affaires jointes.

Ces conclusions de l'avocat général concernent deux affaires jointes portant sur la protection par le droit d'auteur des œuvres d'art appliqué, c'est-à-dire des objets utilitaires à caractère esthétique :

  • Affaire C-580/23 (Suède) : Litige entre Mio et Asplund concernant des tables de design
  • Affaire C-795/23 (Allemagne) : Litige entre Konektra et USM concernant le système de meubles modulaires "USM Haller"

Ces conclusions illustrent leur propos par deux affaires emblématiques : « …le tribunal judiciaire de Paris (France) a reconnu la qualification d'« œuvre », au sens du droit d'auteur, aux deux modèles de sacs à main « Kelly » et « Birkin » de la marque Hermès . Quelques jours plus tard, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne, une des juridictions de renvoi dans les présentes affaires jointes) a refusé la même qualification à deux modèles de sandales de la marque Birkenstock. »

L'objet attendu (voir pt 5) :

« il ne s'agit pas d'instaurer un standard unique de protection permettant de déterminer de manière sûre si un objet relève de cette protection ; une telle ambition serait utopique

Cette qualification devrait en revanche être harmonisée au sein du marché intérieur afin que le caractère protégeable du sac « Birkin » et celui des sandales Birkenstock soient appréciés sur la base des mêmes critères dans tout État membre ».

2. DISTINCTION FONDAMENTALE : DROIT D'AUTEUR vs DESSINS ET MODÈLES

2-1. Critères de protection radicalement différents

2-1-1. Protection par le droit d'auteur (critère SUBJECTIF)

Condition centrale : l'originalité

L'œuvre doit refléter la personnalité de son auteur à travers des choix libres et créatifs (points 27-28).

Éléments clés :

  • Création intellectuelle propre à l'auteur
  • Empreinte personnelle visible dans l'œuvre
  • Choix qui ne sont pas dictés par des contraintes techniques, ergonomiques ou fonctionnelles
  • L'auteur doit avoir exprimé sa capacité créative de manière originale

Ne sont PAS créatifs :

  • Les choix dictés par des contraintes techniques
  • Les choix purement utilitaires
  • Les choix banals ou insignifiants
  • Les méthodes et standards communément utilisés
"Le reflet de la personnalité de l'auteur dans la forme de l'objet dont la protection est revendiquée constitue donc la pierre angulaire de la notion d'originalité" (point 30)

2-1-2. Protection par le droit des dessins et modèles (critère OBJECTIF)

Conditions : nouveauté + caractère individuel (point 33)

Éléments clés :

  • Appréciation par rapport aux dessins/modèles antérieurs
  • Aucune exigence sur les caractéristiques intrinsèques du dessin
  • Seule limite : la forme ne doit pas être exclusivement imposée par la fonction technique
  • Impression visuelle globale différente
"Le droit des dessins et modèles utilise un critère de protection objectif […] : peut bénéficier de la protection tout dessin ou modèle qui s'en distingue suffisamment pour créer une impression visuelle globale différente" (point 33)

2-2 Récapitulatif des différences d'objectifs

Droit d'auteur Dessins et modèles
Protège la création intellectuelle individuelle
Encourage l'expression de la personnalité
Focus sur l'empreinte subjective de l'auteur
Pas de jugement de valeur artistique requis
Protège l'apparence visuelle d'un produit
Stimule l'innovation dans la conception industrielle
Focus sur la différenciation objective sur le marché
Pas d'exigence de créativité personnelle

2-3 Cumul des protections possible mais non automatique

L'avocat général précise (points 34-37) :

  • Pas de rapport de règle et d'exception entre les deux protections
  • Pas d'exigences plus élevées pour les arts appliqués en droit d'auteur
  • Un objet peut être nouveau et avoir un caractère individuel SANS être original au sens du droit d'auteur
  • Inversement, un objet original peut ne pas avoir de caractère individuel s'il ne se distingue pas visuellement des formes existantes

3. CIRCONSTANCES DES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES

3-1 Affaire C-580/23 (Suède) - Les tables "Palais Royal" et "Cord"

Contexte :

  • Asplund fabrique des tables de la série "Palais Royal"
  • Mio commercialise des tables de la série "Cord"
  • Asplund allègue une violation de ses droits d'auteur

Enjeux juridiques :

  • La table "Palais Royal" est-elle suffisamment originale pour être protégée par le droit d'auteur ?
  • Si oui, la table "Cord" constitue-t-elle une contrefaçon ?
  • Quels critères utiliser pour apprécier l'originalité d'un meuble ?

3-2 Affaire C-795/23 (Allemagne) - Le système "USM Haller"

Contexte :

  • USM fabrique un système de meubles modulaires iconique (tubes chromés, boules de connexion, panneaux métalliques colorés)
  • Konektra vendait des pièces détachées compatibles, puis a commencé à proposer des meubles complets
  • USM allègue une violation de son droit d'auteur

Enjeux juridiques :

  • Un système de meubles modulaires peut-il être protégé comme œuvre d'art appliqué ?
  • Faut-il appliquer un seuil d'originalité plus élevé aux objets utilitaires ?
  • Comment articuler protection par droit d'auteur et protection par droit des dessins et modèles ?

4. RÉSUMÉ DES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES

Affaire C-580/23 (4 questions)

  1. Comment examiner l'originalité d'un objet d'art appliqué ? Faut-il se concentrer sur le processus de création ou sur le résultat final ?
  2. Quelle importance accorder aux éléments suivants :
    • Éléments déjà disponibles dans le domaine public
    • Existence d'objets similaires créés avant ou après
    • Inspiration d'un dessin/modèle existant
  3. Comment apprécier la similitude pour constater une atteinte ? Faut-il rechercher la reconnaissabilité de l'œuvre ou l'impression d'ensemble ?
  4. Quelle incidence ont :
    • Le degré d'originalité sur l'étendue de la protection
    • L'utilisation de formes standards
    • L'existence d'objets similaires

Affaire C-795/23 (3 questions)

  1. Y a-t-il un rapport de règle et d'exception entre dessins/modèles et droit d'auteur nécessitant un seuil d'originalité plus élevé pour les arts appliqués ?
  2. Faut-il tenir compte du point de vue subjectif du créateur ? Doit-il avoir fait ses choix consciemment ?
  3. La reconnaissance postérieure (musées, milieux spécialisés) peut-elle être prise en compte dans l'appréciation de l'originalité ?

5. SOLUTIONS PROPOSÉES PAR L'AVOCAT GÉNÉRAL

5-1 Sur l'articulation droit d'auteur / dessins et modèles (Question 1, C-795/23)

RÉPONSE (points 38 - 74) :

Il n'existe PAS de rapport de règle et d'exception entre la protection par le droit des dessins et modèles et celle par le droit d'auteur.

Conséquences :

  • Les mêmes critères d'originalité s'appliquent aux arts appliqués qu'aux autres œuvres
  • On ne doit PAS exiger un seuil d'originalité supérieur pour les objets utilitaires
  • Les deux protections sont indépendantes et poursuivent des objectifs différents
  • La protection en dessins et modèles ne préjuge pas de la protection par droit d'auteur

5-2 Sur les critères d'appréciation de l'originalité (Questions 1-2 C-580/23 et 2-3 C-795/23)

RÉPONSE (points 62 - 74) :

Principe central : L'objet doit refléter la personnalité de son auteur par des choix libres et créatifs.

5-2-1. Appréciation objective basée sur l'œuvre elle-même

L'originalité doit être VISIBLE dans l'œuvre (points 44-48) :

  • Les intentions de l'auteur seules ne suffisent pas
  • Les choix créatifs doivent être perceptibles pour les tiers
  • L'œuvre doit être un objet identifiable avec précision et objectivité
  • On protège les expressions, pas les idées
"Les intentions de l'auteur se situent du côté des idées. Elles ne sont protégées que dans la mesure où l'auteur les a exprimées dans l'œuvre" (point 47)

5-2-2. Pas de présomption de créativité pour les arts appliqués

Spécificité des objets utilitaires (points 41-42) :

  • Les objets utilitaires résultent nécessairement de choix de leurs créateurs
  • Ces choix peuvent être techniques, ergonomiques, conventionnels
  • Pas de présomption : le fait qu'un choix soit libre ne signifie pas qu'il est créatif
  • Le juge doit identifier et rechercher les choix créatifs dans la forme de l'objet

5-2-3. Circonstances pouvant être prises en compte mais non déterminantes

Éléments auxiliaires (points 49-61, 74) :

Circonstance Pertinence Limites
Intentions de l'auteur Peuvent éclairer le juge Ne suffisent pas si non visibles dans l'œuvre
Sources d'inspiration Peuvent être considérées L'utilisation de formes existantes n'exclut pas la protection si choix créatifs
Reconnaissance par milieux spécialisés Peut constituer un indice Ne dispense pas le juge de son propre examen
Probabilité de création indépendante Peut être un indice d'absence d'originalité N'exclut pas la protection si choix créatifs identifiés

Avertissement de l'avocat général (point 62) :

"Ces circonstances ne sont cependant en aucun cas déterminantes, le juge saisi devant s'assurer lui-même d'être en présence d'un objet original pour pouvoir le déclarer protégé par le droit d'auteur."

5-3 Sur l'appréciation de l'atteinte aux droits d'auteur (Questions 3-4, C-580/23)

RÉPONSE (points 73, 74) :

5-3-1 Test de l'atteinte : reprise reconnaissable des éléments créatifs

Critère : Il faut que des éléments créatifs de l'œuvre protégée aient été repris de manière reconnaissable dans l'objet prétendument contrefaisant.

Ce qui compte :

  • Identification des éléments créatifs spécifiques dans l'œuvre originale
  • Vérification de leur présence reconnaissable dans l'objet contesté
  • Analyse comparative centrée sur les choix créatifs protégés

Ce qui ne suffit pas :

  • La seule absence d'impression globale différente entre les deux objets
  • Une simple similarité générale ou esthétique
  • Le fait que les objets appartiennent au même style ou tendance

5-3-2. Pas de notion de "degré d'originalité"

Position claire (point 73) :

  • La notion de "degré d'originalité" n'est pas pertinente pour déterminer l'étendue de la protection
  • Une œuvre est originale ou ne l'est pas (critère binaire)
  • L'étendue de la protection ne varie pas selon un prétendu "niveau" d'originalité

5-3-3. Création indépendante

Distinction importante (point 73) :

  • Une création similaire indépendante (sans copie) n'est pas une atteinte
  • Mais la simple possibilité d'une création indépendante ne justifie pas un refus de protection si une reproduction effective des éléments créatifs est constatée
  • Le fardeau de la preuve : c'est à celui qui allègue la création indépendante de le démontrer

CONCLUSION

L'approche proposée par l'Avocat Général : l'harmonisation de la protection des arts appliquées avec pour conséquences :

  • Unité du droit d'auteur : mêmes critères pour tous types d'œuvres
  • Objectivation de l'examen : focus sur l'œuvre elle-même, pas sur les intentions
  • Protection ciblée : seuls les éléments créatifs identifiables sont protégés
  • Test d'atteinte précis : reprise reconnaissable des éléments créatifs