Appellations d’origine : de grands changements pour leur protection

Les Grands Changements de la Protection des AOP après l'arrêt Morbier

Les Grands Changements de la Protection des AOP après l'arrêt Morbier

L'extension de la protection aux caractéristiques et à l'apparence des produits

Évolution majeure dans la protection des AOP

Deux décisions majeures de la Cour de justice de l'Union européenne ont considérablement élargi la portée de la protection des Appellations d'Origine Protégée (AOP) : l'arrêt du 17 décembre 2020 concernant le "Morbier" et celui du 29 janvier 2020 relatif au "Comté". Ces jurisprudences marquent un tournant dans la conception même de ce que protège une AOP.

La protection traditionnelle des AOP

Classiquement, les appellations d'origine protégée permettaient uniquement d'interdire l'emploi de leur dénomination pour des produits non conformes à leur cahier des charges. La protection se limitait essentiellement au nom lui-même.

Selon l'article 13, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 1151/2012, les dénominations enregistrées sont protégées contre :

  • Toute utilisation commerciale directe ou indirecte d'une dénomination enregistrée pour des produits non couverts par l'enregistrement
  • Toute usurpation, imitation ou évocation, même si l'origine véritable du produit est indiquée
  • Toute autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance ou l'origine
  • Toute autre pratique susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit

Cette dernière disposition, relativement vague, a été le point d'ancrage des évolutions jurisprudentielles récentes, ouvrant la voie à une protection élargie.

L'arrêt Morbier (17 décembre 2020) : une protection étendue à l'apparence

Contexte du litige

Le litige opposait le Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier à la société Fromagère du Livradois, qui fabriquait un fromage présentant une raie sombre centrale horizontale similaire à celle caractérisant le Morbier AOP.

La société Fromagère du Livradois avait produit du Morbier jusqu'en 2007 avant de commercialiser, sous le nom "Montboissié du Haut Livradois", un fromage reprenant l'apparence visuelle distinctive du Morbier.

La question préjudicielle

"Les articles 13, paragraphe 1, respectifs du règlement n° 510/2006 et du règlement n° 1151/2012 doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils interdisent uniquement l'utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ou doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils interdisent la présentation d'un produit protégé par une appellation d'origine, en particulier la reproduction de la forme ou de l'apparence le caractérisant, susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, même si la dénomination enregistrée n'est pas utilisée ?"

La décision de la Cour de Justice

Le 17 décembre 2020, la Cour de justice a clairement statué que :

  1. Les articles 13, paragraphe 1, des règlements n° 510/2006 et n° 1151/2012 n'interdisent pas uniquement l'utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée.
  2. Ces dispositions interdisent la reproduction de la forme ou de l'apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d'amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée.

La Cour a précisé qu'il faut apprécier si la reproduction peut induire le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en erreur, en tenant compte de tous les facteurs pertinents.

Implication directe pour le Morbier

La raie sombre centrale horizontale du Morbier, bien qu'elle ne remplisse plus de fonction technique depuis des années (à l'origine une couche de suie entre deux traites), est considérée comme un élément distinctif permettant la reconnaissance du produit. Sa reproduction sur un autre fromage peut donc constituer une violation de la protection de l'AOP, même sans utilisation du nom "Morbier".

L'arrêt Comté (29 janvier 2020) : compétences partagées et recours contre les modifications

Contexte du litige

Cette affaire concernait la modification du cahier des charges de l'AOP "Comté", notamment l'interdiction de l'utilisation du robot de traite dans la production du lait destiné à sa fabrication. Un recours avait été formé contre l'arrêté d'homologation de cette modification, mais entre-temps, la Commission européenne avait approuvé ladite modification.

La question de compétence

La question essentielle était de déterminer si, après l'approbation de la modification par la Commission européenne, le juge national restait compétent pour examiner la légalité de l'acte national initial ayant approuvé cette modification.

La Cour de justice a clairement reconnu :

  • Un système de partage des compétences entre autorités nationales et Commission européenne
  • La compétence exclusive du juge national pour statuer sur la légalité des actes des autorités nationales
  • La compétence exclusive du juge de l'Union pour statuer sur la légalité des actes des institutions de l'Union

La décision et ses implications

La Cour a affirmé que lorsque la Commission a fait droit à la demande des autorités d'un État membre concernant une modification du cahier des charges d'une AOP, les juridictions nationales saisies d'un recours contre la décision nationale doivent tout de même statuer sur sa légalité.

Cette décision renforce le droit à un recours effectif dans le système de compétences partagées et garantit que les modifications des cahiers des charges des AOP restent soumises à un contrôle juridictionnel complet, même après approbation par la Commission.

Implications juridiques et pratiques des nouvelles jurisprudences

Extension considérable de la protection

  • Protection étendue au-delà de la dénomination, incluant désormais l'apparence et les caractéristiques distinctives des produits
  • Possibilité d'interdire la reproduction d'éléments visuels caractéristiques (comme la raie du Morbier) même sans utilisation du nom protégé
  • Renforcement de la position des organismes de défense des AOP face aux imitations

Un critère central : l'induction en erreur du consommateur

L'appréciation de la violation repose sur la capacité de l'élément reproduit à induire en erreur le "consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé". Ce standard, déjà utilisé en droit des marques, devient désormais central dans l'évaluation des atteintes aux AOP.

Renforcement du système de recours

L'arrêt Comté consacre la possibilité de contester la légalité d'une modification du cahier des charges d'une AOP devant le juge national, même après son approbation par la Commission européenne, garantissant ainsi une protection juridictionnelle effective.

Recommandations pour les opérateurs

  • Les producteurs d'AOP devraient identifier et documenter clairement les caractéristiques distinctives de leurs produits au-delà de la dénomination
  • Les fabricants de produits similaires doivent veiller à éviter toute reproduction d'éléments visuels ou caractéristiques susceptibles d'évoquer un produit AOP
  • Les organismes de défense des AOP peuvent désormais envisager des actions contre des imitateurs qui reproduisent l'apparence caractéristique de leurs produits, même sans utiliser la dénomination protégée

Conclusion : Une nouvelle ère pour la protection des AOP

Les arrêts Morbier et Comté marquent un tournant décisif dans la protection des appellations d'origine protégée en Europe. L'extension de la protection à l'apparence et aux caractéristiques des produits, au-delà de la simple dénomination, renforce considérablement la position des producteurs traditionnels face aux tentatives d'imitation.

Cette évolution jurisprudentielle s'inscrit dans une tendance plus large de valorisation et de protection du patrimoine gastronomique européen, reconnaissant que l'identité d'un produit traditionnel ne se limite pas à son nom, mais englobe également son aspect visuel et ses caractéristiques distinctives.

Les producteurs et les organismes de défense des AOP disposent désormais d'outils juridiques plus efficaces pour lutter contre les pratiques commerciales cherchant à évoquer les produits protégés sans en respecter les cahiers des charges rigoureux.

Références juridiques

  • Arrêt de la Cour de Justice de l'Union Européenne du 17 décembre 2020 (affaire C-490/19, "Morbier")
  • Arrêt de la Cour de Justice de l'Union Européenne du 29 janvier 2020 (affaire C-785/18, "Comté")
  • Article 13 du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires
  • Article 53 du règlement (UE) n° 1151/2012 concernant les modifications du cahier des charges
  • Arrêt de la Cour de cassation du 19 juin 2019 (question préjudicielle dans l'affaire Morbier)

2019 2020 Ces informations doivent être réactualisées avant toute mise en oeuvre aux Appellations d'Origine Protégée.

Dernière mise à jour : 2020