L’attribution d’une théorie scientifique, d’une œuvre littéraire, d’une technique, ou encore d’une invention soulève de nombreuses controverses. Mettons de côté nos questionnements entre la paternité de l’œuvre et la spoliation de l’auteur·rice·x, et arrêtons-nous le temps de quelques lignes sur la Pascaline, dont la vente d’un des derniers exemplaires n’a finalement pas eu lieu, et qui est présentée par Christie’s comme « premier mécanisme de l’histoire à se substituer au raisonnement humain ». https://press.christies.com/la-pascaline-1642
En 1645, la Lettre dédicatoire de Blaise Pascal au Chancelier de France Pierre Séguier accompagne la présentation de sa Pascaline, c’est à la fois un témoignage des stratégies de protection intellectuelle pré-modernes et en germe, des problématiques étonnamment actuelles.
1°) La prémisse de nos lois sur les brevets
1-1. Divulgation ou protection par le secret
Le texte révèle le dilemme classique invention/divulgation :
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- Pascal a réalisé un “simple crayon” (prototype) avant la version finale;
- Il mentionne la nécessité de mettre la machine “en estat de faire” les opérations promises.
1-2. Stratégie de protection
Cette lettre démontre une conscience aiguë de la nécessité de protéger l’innovation (un siècle avant nos premières lois modernes) :
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- Protection par publication officielle : Pascal utilise la dédicace au plus haut magistrat du royaume comme forme de dépôt public, établissant ainsi une antériorité indiscutable ;
- Description fonctionnelle : Il énonce clairement l’objet de l’invention (“faire toutes sortes d’operations d’arithmetique par un mouvement reglé sans plume ny jettons”) ;
- Nouveauté de l’invention : L’expression “route nouvelle dans un champ tout herissé d’espines” affirme le caractère novateur.
1-3. Établissement du caractère inventif de l’invention
Pascal anticipe l’établissement du caractère inventif :
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- Charge de la preuve inversée : “je ne leur demande que la faveur d’examiner ce que j’ay fait, et non pas celle de l’approuver sans le connoistre” – principe moderne d’examen objectif;
- Critère de la suffisance de description de l’invention : Il définit lui-même le test de validité : tenir “exactement ce que j’avois promis”;
- Reconnaissance d’experts : Il cite l’approbation de “principaux en cette veritable science” (fonction des examinateurs des offices modernes de Propriété industrielle).
2°) Éclairage pour notre compréhension de l’intelligence artificielle
2-1. Automatisation du raisonnement
La Pascaline représente la (première ?) délégation d’une faculté cognitive humaine à une machine :
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- Calcul sans “travail d’esprit” : Pascal insiste sur l’automaticité (“avec elle seule et sans aucun travail d’esprit”), préfigurant le concept d’exécution algorithmique;
- Fiabilité mécanique : L’usage sera “infaillible” – anticipation du déterminisme computationnel;
- Remplacement fonctionnel : La machine remplace “plume et jettons”, inaugurant la substitution homme-machine pour les tâches intellectuelles.
2-2. Distinction concepteur/artisan
Pascal décrit une séparation fondamentale entre les différents acteurs qui conduisent à la machine.
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- Théorie vs. implémentation : “les artisans ayant plus de connoissance de la pratique de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondé”;
- Modèle vs. réalisation : Il conçoit le “modele” (algorithme) mais ne peut le “former” (implémenter).
2-3. Questionnement sur l’attribution des droits de PI
Nos questions avec le développement de l’IA déjà à cette Lettre :
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- Un état de la technique à un moment donné fruit de l’empilement des connaissances “Les lumieres de la Geometrie, de la Physique & de la Mecanique” convergent pour créer l’invention;
- Attribution de l’invention : Pascal revendique avoir “conceue” l’invention mais reconnaît qu’elle “doibt absolument sa naissance à l’honneur de vos commandemens”;
- Qui est l’inventeur ? : Le commanditaire (Chancelier), le concepteur (Pascal), ou l’artisan qui réalise ?
2-4. Acceptabilité sociale de l’automatisation
La résistance au changement technologique :
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- Censure des innovations : “Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de Censeurs que d’Approbateurs”;
- Rejet par incompréhension : “on blâme ceux qui les ont treuvées, parce qu’on n’en a pas une parfaite intelligence”.
2-5. Pour surmonter ces obstacles : la transparence et l’explication
L’accent est mis sur la démonstration publique :
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- Pascal offre de montrer le fonctionnement à quiconque souhaite “voir ladite machine & s’en servir”;
- Un expert reconnu accepte “d’en enseigner et la disposition et l’usage”.
Attention toutefois, ne voyons pas cette Lettre comme un plaidoyer à l’IA telle qu’elle est présentée aujourd’hui.
Les questions fondamentales soulevées par l’IA ne l’ont pas attendue, protection de l’innovation, attribution de la paternité, acceptabilité sociale, transparence et enseignement constituent des constantes anthropologiques face à toute rupture technologique.
« La machine arithmétique fait des effets qui approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux. Mais elle ne fait rien qui puisse faire dire qu’elle a de la volonté, comme les animaux », cette citation de Blaise Pascal est rappelée à l’article de Didier Pourquery publié sur le site The Conversation https://theconversation.com/blaise-pascal-et-les-premices-de-lintelligence-artificielle-152056
Sa conclusion : « Or c’est la volonté, critère de la liberté du vivant, qui amène à la création tant artistique que scientifique. Ainsi pour Pascal, l’objectif affiché de l’IA semble un leurre ».