Contrefaçon de marque et demande en nullité de marque confrontées à la forclusion par 4 décisions de 2025 de la Cour et du Tribunal de l'Union
La forclusion par tolérance constitue un des mécanismes les complexes du droit des marques de l'Union et des marques nationales. La forclusion sanctionne l'inaction prolongée du titulaire d'une marque antérieure face à l'usage d'une marque postérieure, en lui retirant la possibilité d'agir après cinq années de tolérance, sa mécanique si particulière s'observe dans une action en nullité de marque, dans un action en contrefaçon ou encore en réponse à chacune de ces actions. Si la forclusion ne fait pas disparaitre la marque première en date mais en annihile les effets seulement à l'encontre de la marque seconde, sa mise en œuvre recherche un équilibre entre la sécurité juridique de l'utilisateur et les intérêts du titulaire de la marque antérieure.
En 2025, par quatre arrêts, la Cour de justice et le Tribunal de l'Union affinent la compréhension de cette forclusion.
I. LE CADRE JURIDIQUE DE LA FORCLUSION PAR TOLÉRANCE
A. Les sources normatives européennes et françaises
1. Le droit européen harmonisé
La forclusion par tolérance apparait avec la directive de 2008/95, aujourd'hui trouve son fondement principal est à la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015, qui a abrogé et remplacé la directive 2008/95/CE. Son article 9, intitulé « Forclusion du demandeur en nullité pour tolérance », dispose en son paragraphe 1 :
Le règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l'Union européenne reprend cette règle en son article 61, intitulé « Forclusion par tolérance », et l'article 18 de la directive 2015/2436 étend ces effets aux actions en contrefaçon.
2. La transposition en droit français
En France, cette harmonisation européenne s'est traduite par l'adoption des articles L. 716-2-8 et L. 716-4-5 du Code de la propriété intellectuelle. L'article L. 714-3 du même code constitue également une disposition clé qui, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, doit être interprété à la lumière du droit européen.
B. Les objectifs poursuivis par la forclusion
L'arrêt CJUE du 1er août 2025 (C-452/24, Lunapark Scandinavia) rappelle avec force que la forclusion par tolérance procède à « une harmonisation complète des conditions dans lesquelles les droits exclusifs conférés par une marque peuvent être limités en cas d'inactivité de son titulaire ». Cette harmonisation poursuit plusieurs objectifs complémentaires :
- La sécurité juridique : comme le souligne le considérant 12 de la directive 2008/95 qui avait introduit la forclusion (repris dans la directive 2015/2436), il s'agit d'éviter qu'un titulaire puisse remettre en cause indéfiniment un usage qu'il a sciemment toléré.
- L'équilibre des intérêts : entre la protection des droits du titulaire antérieur et la sécurité des investissements du titulaire postérieur de bonne foi.
- La sanction de l'inaction : le droit récompense la vigilance et sanctionne la passivité
II. QUATRE DÉCISIONS IMPORTANTES EN 2025
A. L'arrêt Lunapark Scandinavia (1er août 2025) : le caractère exhaustif de l'harmonisation européenne
1. Les faits et la question préjudicielle
Cette décision, rendue par la huitième chambre de la CJUE dans l'affaire C-452/24, concernait un conflit entre Lunapark Scandinavia Oy Ltd et Hardeco Finland Oy autour de l'usage de la marque "DRACULA" pour des produits de confiserie. Le cas présentait la particularité que Hardeco avait repris l'activité de Karkkimies, qui utilisait le signe "Dracula" antérieurement à l'enregistrement de la marque par Lunapark, mais sans disposer d'aucun droit exclusif sur ce signe.
La Cour suprême finlandaise interrogeait la CJUE sur l'applicabilité d'un principe général de droit national prévoyant la forclusion du droit d'interdire l'usage d'un signe dans des situations autres que celles prévues par les articles 9 et 18 de la directive 2015/2436.
Consulter l'arrêt C-452/242. L'apport jurisprudentiel décisif
La CJUE a répondu par un principe d'une clarté remarquable :
Trois considérations fondamentales à cette solution :
- L'harmonisation complète : l'article 10 de la directive procède à une harmonisation complète des droits conférés par la marque, définissant exhaustivement le contenu des droits dont jouissent les titulaires dans l'Union européenne.
- La limitation stricte des exceptions : l'article 18, paragraphe 1, de la directive vise la situation du titulaire de la marque seconde poursuivi pour contrefaçon, procède à une harmonisation complète des conditions dans lesquelles les droits exclusifs peuvent être imités en cas d'inactivité.
- L'objectif d'uniformité : une interprétation contraire nuirait à l'objectif de protection uniforme dans tous les États membres, énoncé au considérant 10 de la directive (« Il est essentiel de faire en sorte que les marques enregistrées jouissent de la même protection dans les systèmes juridiques de tous les États membres. »)
3. Conséquences pratiques pour le droit français
En pratique, tous les autres dispositifs qui aboutissent à une forclusion par tolérance en dehors des cas expressément prévus par le droit européen harmonisé des marques ne peuvent plus être invoqués.
Une obligation d'inventaire s'impose aux usagers des marques y compris dans nos dispositifs contractuels
B. L'arrêt Gappol/GAP (2 avril 2025) : l'absence de forclusion malgré la coexistence prolongée
1. Le contexte factuel
Dans l'affaire T-44/24 (Marzena Porczyńska c/ EUIPO - Gap ITM Inc.), le Tribunal de l'UE était saisi d'un recours contre une décision de nullité de la marque "gappol" sur opposition de la marque antérieure "GAP". La requérante invoquait notamment l'absence de forclusion par tolérance de la part du titulaire de la marque GAP.
Consulter l'arrêt T-44/242. Les conditions strictes de la forclusion
Le Tribunal rappelle les conditions cumulatives requises pour que joue la forclusion par tolérance (article 61 du règlement 2017/1001) :
- L'usage effectif de la marque postérieure pendant cinq années consécutives
- La connaissance de cet usage par le titulaire de la marque antérieure
- La tolérance active (et non la simple inaction)
- L'enregistrement de bonne foi de la marque postérieure
Cette décision souligne que la charge de la preuve de ces conditions incombe à celui qui invoque la forclusion, conformément aux principes généraux du droit processuel.
C. L'arrêt MK Michael Michele (22 janvier 2025) : forclusion et usage sérieux de la marque antérieure
1. La problématique de l'usage sérieux
L'affaire T-1053/23 (Tecom Master c/ EUIPO - Michael Kors Switzerland International GmbH) illustre l'articulation complexe entre forclusion par tolérance et exigence d'usage sérieux de la marque antérieure. Le Tribunal devait examiner si l'usage sérieux de la marque antérieure "MK MICHAEL KORS" était établi malgré certaines variations dans son utilisation.
Consulter l'arrêt T-1053/232. L'irrecevabilité des nouveaux moyens
Un point particulièrement important concerne l'irrecevabilité des arguments relatifs à la forclusion par tolérance lorsqu'ils sont soulevés pour la première fois devant le Tribunal. La décision précise que :
Cette solution s'inscrit dans la logique procédurale européenne selon laquelle le Tribunal ne peut examiner que les moyens soulevés devant les instances administratives de l'EUIPO.
Il nous faut attendre, mais cela montre aussi l'importance d'envisager l'argumentation sur la tolérance dès la préparation du dossier.
D. L'arrêt Sánchez Romero Carvajal (10 juillet 2025) : forclusion et mauvaise foi
1. L'exception de mauvaise foi comme limite absolue
L'affaire C-322/24 apporte une clarification décisive sur l'exception de mauvaise foi comme limite à la forclusion par tolérance. La CJUE affirme sans ambiguïté que :
2. Les fondements de cette solution
Cette position repose sur plusieurs considérations juridiques solides :
- L'interprétation littérale : l'article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 prévoit expressément que la forclusion ne s'applique pas « à moins que le dépôt de la marque postérieure n'ait été effectué de mauvaise foi ».
- Le caractère absolu de la nullité pour mauvaise foi : il s'agit d'un motif de nullité absolue prévu à l'article 4 de la directive, en principe imprescriptible.
- L'objectif de protection contre la concurrence déloyale : la mauvaise foi nuit au développement d'une concurrence saine et traduit l'intention de porter atteinte aux intérêts de tiers.
3. Implications pratiques
Cette solution a des conséquences importantes pour la stratégie contentieuse. Elle signifie qu'aucune circonstance procédurale (mise en demeure avec délai précis, connaissance antérieure de la mauvaise foi, etc.) ne peut priver le titulaire d'une marque antérieure du droit d'invoquer la mauvaise foi du titulaire de la marque postérieure.
A priori, cette décision écarterait tout mécanisme de prescription ayant un effet contraire. Rappelons qu'avec l'article 2224 du Code civil issu de la loi du 17 juin 2008, à partir de 2013, les praticiens ont dû appliquer ce délai de 5ans à la prescription de l'action en nullité des titres de propriété industrielle, qu'opportunément la loi Pacte a supprimé.
Cet éclairage sur la mauvaise foi ouvre de nouvelles perspectives pour contester la marque seconde en date, sous le chapeau de « mauvaise foi », les autres motifs de nullité de l'article 4 pourraient-ils être invoqués ?