Propriété Intellectuelle & Droit des Marques
Analyse Jurisprudentielle
Quatre arrêts européens récents sur les conflits AOC/IGP et marques
Quatre arrêts des juridictions européennes (septembre 2025) soulignent les difficultés de coexistence entre les appellations d'origine contrôlée (AOC), les indications géographiques protégées (IGP) et les marques. Les entreprises selon leur domaine d'activités ajusteront en conséquence leur protection.
I. Affaire "Salaparuta" : Le régime transitoire des conflits vins/marques
Présentation des faits
La société viticole sicilienne Duca di Salaparuta SpA, titulaire de marques notoires "Salaparuta" pour des vins, s'est opposée à l'enregistrement de la dénomination d'origine contrôlée "Salaparuta" puis à son extension automatique comme AOP européenne. Le conflit porte sur l'identité terminologique alors que les vins de la société ne proviennent pas de la commune de Salaparuta et que l'exploitation se situe en dehors de cette zone géographique.
Solution juridique
La CJUE tranche de manière définitive : les règlements européens récents (479/2008, 1234/2007, 1308/2013) permettant le refus de protection d'une dénomination en cas de conflit avec une marque notoire ne s'appliquent pas aux dénominations déjà protégées sous l'empire du règlement 1493/1999 qui dominent les marques antérieures.
Le conflit doit être résolu exclusivement par l'annexe VII, F, paragraphe 2 du règlement 1493/1999 qui établit :
- La prééminence de la dénomination protégée sur la marque antérieure
- Un régime de coexistence sous conditions strictes pour le titulaire de marque
Implications pratiques pour les entreprises
Pour les titulaires de marques viticoles antérieures à la dénomination protégée :
- Aucune possibilité d'obtenir l'annulation de la dénomination protégée quand celle-ci remonte au règlement 1493/1999, (la situation est différente avec les nouveaux règlements ce que souligne cette affaire)
- Seul un droit de coexistence conditionnel (marque enregistrée 25 ans avant la reconnaissance de la DOC, usage continu, lien avec l'identité du titulaire)
- Nécessité de vérifier l'ancienneté et la continuité d'usage pour maintenir l'exploitation
Pour les organismes de défense des AOC/IGP (ancien régime) :
- Sécurité juridique renforcée pour les dénominations protégées sous l'ancien régime
- Primauté confirmée même face à des marques notoires antérieures
II. Affaire "Saucisson de l'Île de Beauté" : Critères d'évocation entre IGP et AOP
Appellations concernées
IGP contestées :
- Saucisson sec de l'Île de Beauté/Salciccia de l'Île de Beauté
- Pancetta de l'Île de Beauté/Panzetta de l'Île de Beauté
- Bulagna de l'Île de Beauté
- Figatelli de l'Île de Beauté/Figatellu de l'Île de Beauté
AOP corses antérieures :
- Lonzo de Corse/Lonzu de Corse
- Jambon sec de Corse/Prisuttu
- Coppa de Corse/Coppa di Corsica
Présentation des faits
Le Syndicat de défense des charcuteries corses AOP a contesté l'enregistrement des IGP "Saucisson sec de l'Île de Beauté" et apparentées, au motif qu'elles évoquaient les AOP corses antérieures ("Lonzo de Corse", "Jambon sec de Corse", "Coppa de Corse"). Le paradoxe : des IGP similaires pour "Jambon", "Lonzo" et "Coppa de l'Île de Beauté" avaient été refusées en 2021.
Solution juridique
Le Tribunal rejette le recours et précise les critères d'évocation multifactorielle :
Enseignements stratégiques
Des critères spécifiques :
On se reportera par exemple aux arguments sur l'adverse « historiquement » qui vise spécifiquement les langues utilisées pour décrire le produit. L'adverbe « historiquement » est donc utilisé dans un contexte spécifique, qui ne permet pas de conclure à l'exigence d'une utilisation « ancienne » ou d'une certaine durée » (voir point 59), ou encore de l'expression « telle qu'elle est utilisée dans le commerce » (voir point 66)
Une approche spécifique même si se retrouve une référence connue en droit des marques : « le risque d'évocation est établi lorsque l'usage d'une dénomination produit, dans l'esprit d'un consommateur moyen de l'Union, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, un lien suffisamment direct et univoque entre cette dénomination et l'AOP » (point 89).
Points stratégiques clés :
- Différenciation des noms de produits comme élément déterminant « les produits sont phonétiquement et visuellement différents » (point 94)
- Synonymie géographique insuffisante si les produits sont distincts
- Appréciation au cas par cas par les autorités
Pour les demandeurs d'IGP :
- Choix stratégique des dénominations pour éviter l'évocation
- Possibilité d'utiliser des termes géographiques synonymes si les produits diffèrent
- Usage commercial récent suffisant, pas d'exigence d'ancienneté
III. Affaire "Sel de Camargue" : Recevabilité des recours d'associations
IGP contestée
Sel de Camargue/Fleur de sel de Camargue
Présentation des faits
Trois associations de producteurs de sel (Guérande, Île de Ré, Portugal) ont tenté d'annuler l'IGP "Sel de Camargue/Fleur de sel de Camargue", estimant que cet enregistrement portait préjudice à leurs membres, notamment sur l'usage du terme "fleur de sel".
Solution juridique
Irrecevabilité de tous les recours
Les associations professionnelles ne peuvent contester directement une IGP devant le Tribunal UE sauf à démontrer un effet juridique direct sur leur situation ou celle de leurs membres.
Implications procédurales cruciales
Pour les associations professionnelles :
- Pas de droit autonome de recours devant les juridictions européennes
- L'intérêt économique ou la reconnaissance nationale sont insuffisants
- Privilégier la procédure d'opposition pendant l'examen de l'IGP
- Nécessité de démontrer un préjudice juridique direct, pas seulement économique
L'existence de cette procédure d'opposition est rappelée ici :
« Le 30 septembre 2015, le comité national de l'Institut national de l'origine et de la qualité (INAO, France) a décidé d'ouvrir une procédure nationale d'opposition relative à la demande d'enregistrement de l'IGP « Sel de Camargue/Fleur de sel de Camargue ». (point 6)
Le 15 avril 2021, la Commission a publié au Journal officiel de l'Union européenne la demande d'enregistrement de l'IGP « Sel de Camargue/Fleur de sel de Camargue » (ci-après l'« IGP contestée »). À la suite de cette publication, des déclarations d'opposition ont été déposées auprès de la Commission par la République portugaise et par trois personnes morales établies respectivement au Japon, aux États-Unis et en Guinée. (point 10) »
Stratégie recommandée :
- Intervention précoce dans la procédure d'opposition
- Constitution de dossiers démontrant l'affectation juridique directe
- Coordination entre membres pour actions individuelles si nécessaire
IV. Affaire "PriSecco" : Évocation et nullité de marque
Appellations et marques concernées
Présentation des faits
La société allemande Manufaktur Jörg Geiger GmbH avait enregistré la marque "PriSecco" pour des cocktails non alcoolisés. Le Consorzio Prosecco a obtenu sa nullité pour évocation de l'AOP "Prosecco" (vins).
Solution juridique
Nullité confirmée
Évocation établie malgré la différence de produits (cocktails vs vins) en raison de la similitude visuelle et phonétique quasi-parfaite (même lettres sauf une, même ordre).
Critères d'évocation renforcés
Test décisif :
"l'image qui vient directement à l'esprit" du consommateur face à la marque contestée, la décision rappelle le critère « le lien entre le signe contesté et le produit dont la dénomination est protégée doit être suffisamment univoque et direct »