Mutation du droit d'auteur dans l'économie des plateformes, d'un droit de propriété à un droit d'accès
Le 1er article du Code de la propriété intellectuelle affirme que l'auteur détient « un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Mais depuis 1957, l'évolution des techniques et des usages, et la confrontation avec d'autres droits fondamentaux et libertés en ont considérablement modifié la fonction, les vingt dernières années en témoignent par deux jalons clefs, les directives de 2001 et 2019.
1°) La société de l'information a nécessité une harmonisation du droit d'auteur et des droits voisins, mais sa mise en œuvre s'est heurtée à des droits fondamentaux
La seconde partie des années quatre-vingt-dix a vu l'émergence de la Nouvelle Economie. Le titre de la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information s'inscrit dans ce contexte (la directive). Le bénéfice attendu de cette société de l'information était la création de l'emploi.
1.1°) L'harmonisation du droit d'auteur et des droits voisins constituait la pierre angulaire de cette société de l'information
Ce renforcement de la sécurité juridique « encouragera des investissements importants dans des activités créatrices et novatrices, notamment dans les infrastructures de réseaux, et favorisera ainsi la croissance et une compétitivité accrue de l'industrie européenne, et cela aussi bien dans le secteur de la fourniture de contenus que dans celui des technologies de l'information et, de façon plus générale, dans de nombreux secteurs industriels et culturels » (4ème considérant).
S'agissant de la communication sur les réseaux en direction du public, cette harmonisation du droit d'auteur s'est fondée sur une conception étendue « Ce droit doit s'entendre au sens large, comme couvrant toute communication au public non présent au lieu d'origine de la communication. Ce droit couvre toute transmission ou retransmission, de cette nature, d'une œuvre au public, par fil ou sans fil, y compris la radiodiffusion » (considérant 23).
Une telle extension du droit d'auteur l'a confronté à des droits fondamentaux, d'autant que le droit d'auteur n'a pour objet que la protection de la forme de la création elle-même, et non celle des informations qui s'y trouvent incorporées, dont la problématique de protection renvoie aux bases de données ou au secret des affaires.
Premier de ces droits unanimement reconnu dans les sociétés démocratiques, la liberté d'expression, c'est-à-dire de recevoir et de communiquer des informations. Toute restriction à cette liberté se heurte aux articles 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
La confrontation s'est étendue à d'autres droits fondamentaux, la conciliation nécessaire revenant aux juges.
1.2°) En France, plusieurs décisions du Conseil Constitutionnel dessinent cet équilibre
A propos de la loi DADVSI n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, le Conseil reconnaît la valeur constitutionnelle de la protection de la propriété intellectuelle, notamment du droit d'auteur et des droits voisins, mais pose deux limites.
La transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle sous réserve « d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France », le droit d'auteur même reconnu comme une propriété est donc assujetti aux évolutions communautaires.
Le législateur doit opérer la conciliation avec d'autres droits à valeur constitutionnelle.
Là aussi le droit d'auteur s'incline, face au recours effectif en justice, aux droits de la défense, au droit à un procès équitable, au principe de la légalité des délits et des peines, à la proportionnalité des mesures techniques, à l'interopérabilité des matériels, au principe du « test en trois étapes », ou encore la préservation de l'intérêt général à propos de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine audiovisuel national, etc. A cette décision de 2006, le Conseil constitutionnel va jusqu'à indiquer que « l'auteur peut être privé de son droit en cas de nécessité publique légalement constatée et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». S'agissant d'un droit immatériel, sa volatilité s'en trouvait affirmée de plus fort. (2006-540 DC du 27 juillet 2006, la décision).
Les décisions ultérieures confirmeront et étendront cette soumission du droit d'auteur à d'autres droits ou libertés à valeur fondamentale notamment en juin 2009 avec la Loi HADOPI 1 puis en octobre 2009 avec la loi HADOPI II.
La liberté de communication implique la liberté d'accéder aux services de communication publique en ligne. Ainsi, le droit d'accès à Internet est placé sous la protection de la liberté de communication des pensées et des opinions, la sanction ne peut pas appartenir à une autorité administrative en vue de protéger les droits des titulaires du droits d'auteur et de droits voisins. L'intervention du juge est requise. La présomption de culpabilité à l'encontre du titulaire de l'accès Internet n'est pas acceptable au regard du principe de l'interdiction des présomptions de culpabilité en matière répressive (2009-580 DC du 10 juin 2009, la décision, et 2009-590 DC du 22 octobre 2009, la décision).
1.3°) Parallèlement à l'office du juge constitutionnel, le Code de la propriété intellectuelle intègre des usages ou des droits d'accès sans l'accord exprès de leur titulaire avec des dispositifs spécifiques pour ne pas porter atteinte à l'exploitation normale de l'œuvre, ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire
De nombreux articles se sont ajoutés à l'exception Handicap de la Loi DAVSI n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (L.122-5, 7°).
- L'Exception de Conservation pour les Bibliothèques, Musées, et Archives (Article L.122-5, 8°),
- Les Œuvres Orphelines par loi n° 2015-195 du 20 février 2015 (L.135-1 à L.135-7), Les Œuvres Indisponibles (Loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle puis l'ordonnance n° 2021-1518 du 24 novembre 2021 réforme le dispositif via les licences collectives étendues),
- L'Exception Pédagogique (Article L.122-5, 3° e) puis 12° et encore L L.122-5-4, par plusieurs lois Loi DADVSI 2006, Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013, et l'ordonnance n° 2021-1518 du 24 novembre 2021).
1.4°) Dans le même temps, la Cour de justice de l'Union a été saisie de nombreuses affaires mettant en œuvre des droits d'auteurs ou des droits voisins
Reprendre la liste ici des décisions de la Cour de justice sur l'application de la directive 2001/29/CE serait inutilement fastidieux, d'autant que d'autres normes du droit positif communautaire aujourd'hui droit de l'Union ont également impacté le droit d'auteur comme par exemple la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, en particulier sur les régimes de responsabilité des prestataires de services.
Rappelons pour mémoire comment un dispositif technique aujourd'hui extrêmement banal, le renvoi par un lien hypertexte vers une œuvre protégée figurant sur un autre site Internet, avait suscité d'intenses débats doctrinaux et des milieux intéressés au regard du droit de communication au public à la suite de la décision du 13 février 2014 de la Cour de justice (Svensson, aff. C-466/12, la décision).
A ce jour, l'état actuel de contraction des prérogatives de l'auteur dans la société de l'information face aux droits fondamentaux se voit à la seconde affaire Pelham, Aff. C-590/23, toujours à l'instruction.
Les conclusions du 17 juin 2025 de l'avocat général inversent la proposition classique, la justification sociétale conditionne l'étendue de la protection des droits en cause ici des droits voisins « , la liberté des arts au titre de l'article 13 de la Charte devrait avoir un poids significatif. Il en est ainsi parce que, en tant qu'émanation de la liberté d'expression, elle « constitue l'un des fondements essentiels » d'une société démocratique. En effet, le droit pour chacun de participer à la vie culturelle de la communauté est « l'une des conditions primordiales [du progrès d'une telle société] …
…. le droit de propriété intellectuelle prévu par cette disposition doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société. En d'autres termes, la protection de la « propriété » du producteur ou radiodiffuseur n'est pas une fin en soi. Les droits voisins exclusifs sur les phonogrammes, les films et les émissions devraient être envisagés à la lumière de leur justification. En effet, en tant que limitations à la liberté des arts de chacun, ces droits ne doivent pas recevoir une portée plus large que celle requise par cette justification ». (point 113 à 114, conclusions 17 juin 2025, affaire C-590/23).
Pour l'avocat général, la justification des droits voisins conférés aux producteurs et aux radiodiffuseurs, « ne saurait exiger, à la lumière de la liberté des arts, que ces droits voisins couvrent la réutilisation créative de tout extrait « reconnaissable » de phonogrammes, films ou émissions ».
2°) La fouille de textes et de données ou text and data mining est devenue indispensable et constitue une inversion de la solution classique du droit d'auteur
La directive du 17 avril 2019, 2019/790, pose un constat technologique d'une toute autre ampleur qu'en 2001 :« L'évolution rapide des technologies continue à modifier la manière dont les œuvres et autres objets protégés sont créés, produits, distribués et exploités. Il apparaît sans cesse de nouveaux modèles économiques et de nouveaux acteurs. La législation en la matière doit résister à l'épreuve du temps afin de ne pas entraver l'évolution des technologies (3ème considérant, la directive).
Plusieurs valeurs fondamentales se trouvent impactées par ces technologiques la recherche, l'innovation, l'éducation, la conservation du patrimoine, et l'accès à de nouvelles connaissances ou de nouvelles tendances grâce à la fouille de texte. Ce bloc de valeurs fondamentales identifiées à la directive développe une puissance incomparable à celles des confrontations précédentes du droit d'auteur.
Ces exceptions spécifiques de fouille de textes et de données pour la recherche (art. 3) et de manière plus générale (art. 4) reconnaissent que l'accès aux œuvres textuelles et visuelles par les IA est une condition de la science et de l'innovation.
Face à l'explosion des publications et documentations accessibles en ligne, la fouille de textes, et de données (FTD), ou text and data mining (TDM), est devenue un outil indispensable (voir Ph. Schmitt, l'indispensable IA en propriété industrielle, 13 mai 2025).
Avant même la directive 2019/790, la loi pour une République numérique n° 2016-925 du 7 octobre 2016, la loi, a introduit une exception au droit d'auteur par L122-5-10 en faveur de la recherche scientifique publique pour la fouille de textes et de données.
Le droit d'extraire et d'analyser s'affirme peu à peu comme un pilier légal de l'accès. Reconnaître un tel droit d'accès éviterait les débats sur d'éventuelle atteinte au droit de reproduction en cas de FTD ou TDM en dehors des exceptions actuelles, et permettrait une monétisation en faveur des auteurs et des titulaires des droits voisins comme le prévoit le Code de la propriété intellectuelle pour la copie privée (L311-1 et suivants) en évitant cet oxymore d'exception compensée, A l'inverse, une confrontation cantonnée aux exceptions au droit d'auteur développera probablement l'équivalent du fair use nord-américain (voir Ph Schmitt. Entrainement des IA génératives et droit d'auteur : sortir de la confrontation et reconnaître la chaine de valeur, 9 août 2025)
Ce basculement normatif central est souligné au rapport présenté au CSPLA en décembre 2020 à propos de l'opt-out (« l'article 4 de la directive constitue déjà une inversion de la logique même des droits protégés par le code de la propriété intellectuelle (le titulaire doit faire une démarche pour accéder à l'exclusivité) », page 74)
Connaitre les œuvres sans les posséder matériellement, favorise une économie axée sur l'accès plutôt que sur l'acquisition. L'économie des plateformes a transformé le droit de propriété en modifiant sa fonction principale. Au lieu de se limiter à l'appropriation matérielle des biens, le droit de propriété est désormais conçu comme un droit d'administrer les accès aux ressources.
Avec les fouilles de textes et de données, en particulier aux moyens d'IA, et l'étonnante rapidité de diffusion de ces techniques, une autre rupture affecte le droit de propriété qui d'individuel et exclusif devient collectif et participatif.
En effet, si le rapport du CSPLA de juin 2025 a fait le choix de la sauvegarde du consentement et donc du monopole, il milite aussi pour une négociation collective « le développement d'outils de simplification apparaît nécessaire. D'une part, il peut être ardu – voire impossible – pour les titulaires de droits aussi bien de fournir des autorisations sur d'immenses masses de données que de mettre à disposition des bases de données d'ampleur. D'autre part, les acteurs de l'IA ont besoin, dans le cadre de leur stratégie économique, d'un accès facilité à des données massives de qualité. ») « la mission identifie l'intérêt de fournisseurs techniques de données, « guichets simplifiés » qui pourraient tout à la fois conclure des contrats de licences au nom et pour le compte des ayants droit et fournir des catalogues de données exploitables. » (Rapport de mission sur la rémunération des contenus culturels utilisés par les systèmes d'IA – Volet juridique, présenté au CSPLA le 23 juin 2025, page 7).
Au-delà d'un débat à conduire entre la reconnaissance d'un droit d'accès ou rester sous le régime d'exceptions à arbitrer selon les spécificités sectorielles des droits d'auteur et des droits voisins, l'urgence ne doit pas être oubliée, clarifier les effets des droits d'auteurs en aval de l'emploi d'IA quand un accord intervient en amont avec l'exploitant du modèle de l'IA.