Licence d’office et Covid 19 : l’illusion du moindre coût.

(article publié sur le site du village de la justice le 28 avril 2021)

En Europe, la lutte contre la pandémie se caractérise pas d’importants financements publics sans mise en œuvre de licence d’office dans l’intérêt de la santé publique. La proposition de loi déposée début avril au Sénat relance le débat sur l’opportunité de cet outil issu du droit des brevets. La proposition de loi

Face à une pandémie mondiale, la vaccination a deux objectifs : éviter les formes graves si ce n’est même mortelles des conséquences du virus, ralentir si ce n’est empêcher les variants ou pire encore les mutations du virus. Rappelons en effet, que de nouvelles souches virales pourraient remettre en cause les vaccinations déjà entreprises et les formulations des vaccins actuels, tristes horizons avec leur cortège de nouveaux travaux de recherche et de développement, et de nouvelles procédures d’autorisation de mise sur le marché, autant d’aléas qui reporteraient la sortie de crise.

Dans cette perspective de vaccination mondiale quelle place accorder à la proposition de loi du 8 avril 2021 « autorisant l’octroi de licence d’office de brevet dans l’intérêt de la santé publique en cas d’extrême urgence sanitaire » présentée par Monsieur le Sénateur Le Gleut [1] ? Permet-elle de faire passer le droit collectif à la sécurité pour tous avant les monopoles commerciaux de quelques-uns [2] ?

La licence d’office existe déjà en droit français. Après une tentative infructueuse de rapprochement avec le titulaire du brevet, sur avis du Ministre de la santé, le Ministre des finances par arrêté ouvre la possibilité à des tiers d’obtenir une licence non exclusive, dont le montant de la redevance est fixé d’un commun accord, et à défaut par décision judiciaire [3]. Même si aucune licence d’office n’a jamais été mis en œuvre en France, l’Etat a priori reste étranger aux flux financiers, il n’encaisse pas le montant de la redevance qui est versé directement par le bénéficiaire de la licence d’office au breveté, Hormis son intervention réglementaire, aucun coût financier n’est supporté par l’Etat. On le pressent, le mécanisme de la licence d’office tranche par rapport aux importants concours financiers apportés par les gouvernements en faveur des laboratoires depuis le début 2020. Comment les Etats auraient-ils pu manqué cet outil si économe des deniers publics ?

1°) La réhabilitation du droit des brevets.

« le droit des brevets pose lui-même cette limite au droit du breveté afin d’éviter un exercice du droit de propriété qui serait injustifiée au regard du besoin d’accès du public aux produits brevetés ».

Principal intérêt de cette proposition, elle répond aux critiques faites aux brevets qui leur attribuent l’insuffisance de la production vaccinale, en les qualifiant de « raisonnements simplistes ».

Les motifs de cette proposition rappellent qu’« il ne faut pas oublier que les brevets récompensent des recherches, souvent longues et coûteuses, par une exclusivité temporaire d’exploitation de l’invention faite. Ils participent également à la divulgation, et donc à la diffusion des résultats de la recherche, puisque la divulgation de l’invention est une condition de l’obtention du brevet » et que la licence d’office dans l’intérêt de la santé publique, dispositif prévu par le droit des brevets, « permet d’assouplir l’accès aux inventions brevetées dans une perspective d’intérêt général permettant à des entreprises de fabriquer des vaccins et traitements mises au point par d’autres ».

Et cette proposition rappelle l’existence de la licence dans l’intérêt de la santé « dans d’autres systèmes juridiques » comme par exemple l’accord ADPIC de 1994 [4].

Le droit des brevets ainsi réhabilité, cette proposition s’inscrit dans « la recherche d’un mécanisme équilibré et optimisé » entre « une expropriation qui risquerait de décourager pour l’avenir les investissements tournés vers la recherche », d’une part et « un accès aux médicaments » d’autre part.

2°) Des aménagements notables au régime français de la licence d’office de brevet et à celui de l’autorisation de mise sur le marché.

2-1°) L’extension de la licence d’office aux demandes de brevet et son application à une nouvelle situation « l’extrême urgence sanitaire ».

Seraient ajoutées aux titres susceptibles d’être soumis à la licence d’office, les demandes de brevet, puisqu’actuellement la licence d’office n’a pour objet que les seuls brevets délivrés, l’examen des demandes de brevet déposées à l’occasion de ces nouveaux vaccins prenant classiquement plusieurs années. Mais cette extension des possibles est-elle suffisante ? Les demandes de brevets ne sont pas publiées juste après leur dépôt, mais le plus souvent dans un délai de 18 mois. Au regard des travaux de recherche et de développement effectués pendant l’année 2020, la situation des demandes éventuellement déposées ne serait connue que courant 2022, ce qui reporterait d’autant ces premières licences.

Autres difficultés spécifiques aux productions actuelles de vaccins, la multiplication des fabrications sous différents brevets de procédés, de formulations ou encore de produits dont la multiplication des titulaires ou des exploitants va de pair avec l’étalement de la chaîne de valeur répartie entre sous-traitants et fournisseurs de produits intermédiaires.

Comme le rappelait la Présidente de la Commission « On ne peut pas mettre en place un site de production du jour au lendemain. Sa production intègre jusqu’à 400 composants différents et implique jusqu’à 100 entreprises » [5].

Une nouvelle situation est créée pour l’ouverture à la licence d’office : « l’extrême urgence sanitaire », que la proposition sénatoriale définit comme la période avant que « l’irréparable ne survienne à savoir que certains patients se voient refuser des soins faute de produits disponibles ». Ne plus attendre que les quantités des produits sous brevet soient insuffisantes ou que leur prix soit anormalement élevé, mais anticiper cette situation au jour où l’arrêté de classement du brevet sous le régime de la licence d’office interviendra. Toutefois, cette définition n’est pas reprise aux modifications proposées du Code de la propriété industrielle. S’agissant des vaccins et non des médicaments, cette situation serait à apprécier non par un lien causal évident mais par la probabilité que les personnes soient infectées et développent des pathologies mortelles.

2-2°) Le franchissement facilité du seuil réglementaire.

L’entreprise candidate au bénéfice de la licence d’office et qui remplira les conditions fixées soit à l’arrêté soit à un appel d’offres ultérieur du gouvernement, – le prix de la redevance pouvant aussi être reporté à une discussion ultérieure entre le breveté et le candidat à cette licence -, devrait encore franchir le seuil réglementaire qui conditionne la mise sur le marché de son vaccin, c’est-à-dire d’exploiter l’invention.

Le texte proposé prévoit de faciliter l’obtention des autorisations sanitaires. Soit par une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) qui n’est autorisée actuellement qu’en l’absence de traitement approprié, et donc inapplicable en cas d’exploitation première en date par le breveté, et qui pourrait s’appliquer à ce licencié qui choisirait d’exploiter l’invention de manière différence de celle du breveté. Soit pour la production d’un vaccin que l’on pourrait dénommer de générique avant l’heure, en ayant accès aux données de l’AMM de l’exploitant historique du vaccin breveté, cet accès étant intégré dans le savoir-faire dont la proposition sénatoriale prévoit « la mise à disposition de tous les éléments nécessaires à la commercialisation de l’invention ». La licence d’office ne se limiterait donc pas uniquement à une licence sur un brevet !

C’est là l’innovation législative la plus importante mais aussi ce qui en constitue la limite.

Classiquement si la production d’un vaccin peut être soumise à un brevet, elle peut requérir aussi la mise en œuvre d’autres informations qualifiées de secrets des affaires et de savoir-faire. Si certaines de ces informations sont communiquées à l’appui de la demande d’AMM, par le premier exploitant en date de l’invention, tous ses secrets des affaires et tous ses savoir-faire industriels ne s’y trouvent pas. Pour le laboratoire qui aura réussi le premier à obtenir un vaccin, il faut douter que le montant de la redevance puisse compenser l’effet contreproductif d’une telle disposition. Sans débattre ici de l’accessibilité de ces informations quand la demande a été déposée à l’Agence européenne du médicament, à cette proposition de loi rien n’est dit sur le mécanisme pour contraindre ce premier exploitant à communiquer les informations industrielles requises, mécanisme d’autant plus difficile à envisager quand les sites de production du vaccin ne se trouvent pas sur le territoire français, que le breveté n’est pas l’exploitant et que ce premier exploitant premier en date recourt à la sous-traitance !

3°) La licence d’office franco-française ne permet pas un accès mondial aux vaccins.

Une situation franco-française.

Le cadre strictement franco-français de ce texte le pénalise. Comment envisager la protection de la seule population française sans tenir compte de la situation de nos voisins européens ? Le bénéficiaire de la licence d’office s’interdirait-il d’expédier une partie de sa production au sein de l’Union, ce qui n’est pas acceptable pour tout européen [6]. Rien n’est dit à cette proposition de loi sur les qualités attendues du ou des candidats à cette licence ni a fortiori de la localisation de ses sites de production.

Un système en rupture avec la position commune européenne.

Cette licence d’office franco-française viendrait percuter frontalement le choix de la Commission qui à l’initiative de plusieurs états dont la France, a organisé l’approvisionnement en vaccins et qui montre la nécessité d’intégrer la santé publique dans les compétences européennes. Également une telle licence si elle était mise en œuvre tournerait le dos aux tentatives de mutualisation de la production des vaccins en direction des autres continents et de leur accès équitable [7].

Rappelons ici une autre singularité de cette pandémie, qui la différencie des problématiques classiques de la licence d’office appliquée aux médicaments. Dès le début 2020, de très importants financements publics sont intervenus au soutien des laboratoires. L’Union européenne [8] y a contribué par des précommandes de doses pour des vaccins qui n’existaient pas encore !

Le candidat à cette licence publique sollicitera financièrement les pouvoirs publics.

Revenons sur les techniques vaccinales en cause [9]. Aujourd’hui, elles sont à classer en quatre catégories, ARN messager, adénovirus, virus inactivés et les sous-unitaires. Si certaines de ces techniques sont anciennes, d’autres sont beaucoup plus récentes. Sauf à imaginer le candidat à la licence d’office maîtriser déjà la technique en cause – mais pour quelles raisons ne l’exploite-t-il pas de son côté ? -, comment établir des capacités de production sans justifier des financements importants pour ceux-ci. Autrement dit, il est fort probable que ce candidat à la licence d’office monétiserait son intervention à un financement public comme ceux obtenus par les laboratoires qui ont déjà mis sur le marché des vaccins. Une telle licence d’office dans l’intérêt de la santé publique aurait perdu ce qui la caractérise une intervention étatique strictement limitée au réglementaire !

Des goulets d’étranglement des productions industrielles.

Sauf à assimiler les patients à des consommateurs, comment ne pas tenir compte de la montée en production des vaccins conditionnée à leur autorisation de mise sur le marché. Des difficultés d’approvisionnement en vaccins peuvent avoir plusieurs causes. Parmi les plus fréquemment rencontrées en industrie, retards de livraison des nouvelles unités de productions, délais pour leur montée en charge, ruptures d’approvisionnements en produits intermédiaires, défaillances de sous-traitants, autant de goulets d’étranglement qui auraient dû être traités par les dispositifs contractuels qui ont accompagné ces financements publics, y compris d’éventuels transferts technologiques à accorder à des tiers ou même le contrôle des unités de production.

Des incertitudes industrielles aussi pour ce licencié.

Toutes ces incertitudes seront également pour le bénéficiaire de la licence d’office pour lequel s’ajoutera la bonne volonté du breveté de lui transmettre toutes les informations nécessaires, obligation difficilement remplie quand le brevet n’est pas l’exploitant du vaccin.

Imagine-t-on enfin le gouvernement réservant par avance des quantités de doses auprès du candidat à la licence d’office avant même que celui-ci ait réellement débuté sa production, et se privant ainsi de la possibilité de s’adresser aux exploitants historiques bénéficiaires des infrastructures industrielles déjà en place ?

Ne nous sommes-nous pas trompés de débats ?

Après des mécanismes publics du début 2020 avec les préachats de doses, les financements publics [10] contribuent aux développements des infrastructures des laboratoires qui ont réussi, en construisant de nouvelles usines et devraient s’étendre à tous les produits nécessaires pour faire face à cette pandémie.

L’enjeu aujourd’hui est un renforcement des capacités industrielles de production.

Quittons l’illusion de la licence d’office, et mettons à profit ces investissements pour développer des instruments juridiques sur ces infrastructures capables de répondre aux impératifs d’une vaccination mondiale. Évitons le nationalisme vaccinal. Comme l’a rappelé Monsieur Thierry Breton [11] « le libre accès aux brevets ne résoudrait pas le problème de temps auquel nous sommes confrontés aujourd’hui ».

Philippe Schmitt Avocat
www.schmitt-avocats.fr

Notes de l’article:

[1] Sénat n° 524, enregistrée à la Présidence du sénat le 8 avril 2021.

[2] Tribune signée par un collectif d’anciens chefs d’Etats et de gouvernements, et des lauréats du prix Nobel, Libération, du 15 avril 2021, « Président Joe Biden, faites des vaccins contre le Covid-19 un bien commun ».

[3] Voir en ce sens L613-17, l’article L613-16 prévoit au minimum un délai de 2 mois entre les premières consultations et la notification au breveté pour ses observations.

[4] Plus généralement Aude Lemarchand « le Vaccin contre le SARS-Cov-2 comme bien public mondial : compatibilité avec les droits de la propriété industrielle », Propriété industrielle avril 2021, p. 6 et suivantes.

[5] Déclaration de Madame Ursula Von der Leyen, les Echos du 11 février 2021.

[6] Voir une ancienne décision de la Cour de justice du 9 juillet 1985, 19/84.

[7] Voir en particulier la plate-forme COVAX https://www.who.int/fr/initiatives/act-accelerator/covax.

[8] Pour les accords avec Les 4 + 2 + 2 laboratoires https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/coronavirus-response/public-health_fr

[9] Au 18 février 2021, au moins sept vaccins différents avaient été mis à disposition dans les pays par l’intermédiaire de trois plateformes. …Parallèlement, plus de 200 vaccins candidats sont en cours de mise au point https://www.who.int/fr/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/covid-19-vaccines

[10] Voir en particulier au USA, Defense Production Act (DPA), et en Europe Task Force sous la direction du commissaire européen Thierry Breton.

[11] Déclaration du 12 avril 2021.