Revirement de jurisprudence : est-ce un empêchement pour bénéficier du recours en restauration d’une demande de CCP déposée devant l’INPI ?

Sans entrer ici dans la définition « d’un revirement de jurisprudence », l’arrêt de la Cour de Paris du 12 février intervient à propos de l’arrêt Neurim de la Cour de justice.

La Cour de Paris se prononce sur deux recours contre une décision du directeur de l’INPI du 30 juin 2015.

Le  30 juin 2015, l’INPI a rejeté le recours en restauration formé par U…… dans ses droits attachés à sa demande de certificat complémentaire de protection (CCP) n° 12C0054 déposée le 19 septembre 2012.

Brièvement la chronologie.

27 mai 2011 : saisine de la Cour de justice de la question préjudicielle qui conduira à l’arrêt Neurim.

19 juillet 2012 : arrêt Neurim.

18 septembre 2015 : recours par l’U…… et par A…… ( les droits sur le brevet et la demande de CCP ont été cédés à A…….. par U……. le  27 juillet 2015, cession inscrite le 7 septembre 2015)

16 septembre 2016 : la Cour de Paris rejette le recours.

5 avril 2018 : cassation de l’arrêt de Paris.

1er juin 2018 : deux saisines de la Cour de Paris par U……. et par A…….. ( la jonction interviendra en cours de procédure).

2 juillet et 18 décembre 2018 : mémoires de U……. et de A……….

16 novembre 2018 : observations de l’INPI.

La position des requérants :

  • Il y a eu un revirement jurisprudentiel avec l’arrêt Neurim.
  • Ce revirement est à apprécier à la date de l’arrêt de la CJUE et non à la date de la saisine de la question préjudicielle par la CJUE.

1°) Les requérants qualifient de revirement jurisprudentiel l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire Neuirm. et expliquent que cet arrêt autorise leur CCP.

  • Avant cet arrêt « la CJUE avait jugé dans ses arrêts Yissum (C-202/05) et … Italia (C-31/03) de 2004 et 2007, que, indépendamment du fait de savoir si une substance a reçu une première AMM pour une utilisation chez l’animal ou chez l’homme, seule la première de ces autorisations pouvait être utilisée pour · une demande de CCP. »
  • Avec l’arrêt Neurim, « la CJUE, en réponse à deux questions préjudicielles, a décidé que la demande de CCP basée sur un brevet couvrant une nouvelle application thérapeutique ne doit pas se référer à la première AMM du principe actif, mais à la première AMM de ce principe actif pour l’application thérapeutique nouvellement brevetée »

Pour les requérants, avant l’arrêt Neurim, le jurisprudence rendait « impossible, dans le cas d’espèce, l’obtention d’un CCP et cette impossibilité constitue un empêchement légitime qui n’a cessé que le jour de la · publication de l’arrêt Neurim, soit le 19 juillet 2012 ».

2°) La date d’effet de ce revirement jurisprudentiel : les requérants reprochent à l’INPI d’avoir retenu la date de la saisine de la CJUE par cette question préjudicielle et non la date du prononcé de l’arrêt Neurim : 

  • « l’INPI a d’ailleurs reconnu l’existence d’un empêchement légitime, le débat portant seulement sur la date de cessation de cet empêchement (le 27 mai 2011, date de la saisine de la Cour de justice par la question préjudicielle selon l’INPI /19 juillet 2012, date de la publication de l’arrêt Neurim selon les · requérantes), »
  • « ….la décision de l’INPI se fonde sur le motif décisoire de la cessation de l’empêchement légitime, le 27 mai 2011, date à laquelle la question préjudicielle a été posée à la Cour de justice, ce qui aurait dû, selon l’INPI, conduire U…… à envisager un possible revirement jurisprudentiel et à procéder au dépôt d’une · demande de CCP à titre conservatoire, que le motif supplémentaire du défaut de volonté ne constitue pas un ‘motif autonome de la décision’ et ne peut donc être invoqué par l’INPI devant la cour pour justifier sa décision »,

Autre argument à relever pour les requérants :

« …. qu’en tout état de cause, ce motif supplémentaire a été intégré à la décision à la suite d’une procédure irrégulière dès lors que le projet de décision qui a été soumis à U……..  ne mentionnait pas ce motif et qu’elle n’a pu présenter d’observations sur ce point»

La position de l’INPI : la situation du droit positif n’interdisait pas le dépôt d’une demande CCP et la requérante avait connaissance de la question préjudicielle

« ….en raison de la transmission de propriété inscrite au registre national des brevets avant le dépôt de la déclaration de recours, A……. , cessionnaire du brevet et de la demande de CCP, · apparaît seule recevable à former le présent recours, que la procédure est régulière au regard de l’article R. · 613-52 du code de la propriété intellectuelle, que les conditions de l’excuse légitime ayant empêché la requérante de respecter le délai de dépôt de la demande de CCP ne sont pas réunies ; qu’il n’est en effet pas justifié d’un empêchement au sens de l’article L. 612-16 du code de la propriété intellectuel dès lors que la jurisprudence de la CJUE antérieure à l’arrêt Neurim n’empêchait nullement la requérante de déposer une demande de CCP – même si elle a pu la dissuader de le faire ou l’amener à considérer qu’une telle demande était inopportune -, l‘état du droit positif ne pouvant en tant que tel être assimilé à un empêchement « 

«  ….. , pendant le délai de six mois qui lui était ouvert pour déposer sa demande de CCP (22/08/2011 / 22/02/2012), la requérante ne pouvait ignorer que la CJUE se trouvait saisie de la question préjudicielle présentée à la Cour et publiée au JOUE le · 18 juin 2011, que le non respect du délai imparti à la requérante pour déposer la demande de CCP n’est donc pas dû à un empêchement pour lequel elle bénéficierait d’une excuse légitime, mais à sa volonté de ne pas procéder au dépôt qu’elle n’a pas jugé opportun ; »

Ce que dit la Cour de Paris.

1°) Le rappel de la règle de droit

« Considérant qu’aux termes des alinéas 1 et 2 de l’article L. 612-16 du code de la propriété intellectuelle, ‘Le demandeur qui n’a pas respecté un délai à l’égard de l’Institut national de la propriété industrielle peut présenter un recours en vue d’être restauré dans ses droits s’il justifie d’une excuse légitime et si l’inobservation de ce délai a pour conséquence directe le rejet de la demande de brevet ou d’une requête, la déchéance de la demande de brevet ou la perte de tout autre droit. Le recours doit être présenté au directeur de l’Institut national de la propriété industrielle dans un délai de deux mois à compter de la cessation de l’empêchement. L’acte non accompli doit l’être dans ce délai. Le recours n’est recevable que dans un délai d’un an à compter de l’expiration du délai non observé.' »

2°) L’analyse de la Cour de Paris : la jurisprudence est évolutive, son changement ne caractérise pas un empêchement.

« Considérant qu’en l’espèce, l‘excuse légitime invoquée par A……… réside dans l’état de la jurisprudence antérieur à l’arrêt Neurim rendu sur une question préjudicielle par la Cour de justice de l’Union européenne le 19 juillet 2012, résultant principalement d’un arrêt … Italia (C-31/03) du 19 octobre 2004 et d’une ordonnance Yissum (C-202/05) du 17 avril 2007 et qui rendait, selon elle, impossible, dans le cas d’espèce, l’obtention d’un CCP ;

Que cependant, aux termes mêmes de l’article L. 612-16 du code de la propriété intellectuelle, l’excuse légitime doit s’entendre d’un ’empêchement‘ ;

Qu’en admettant que la jurisprudence de la CJUE, avant l’arrêt Neurim, ne permettait pas à  U………. d’espérer l’obtention d’un CCP et était donc de nature à la dissuader de procéder au dépôt d’une demande de CCP, le directeur général de l’INPI observe à juste raison que cette situation ne caractérise pas un empêchement au sens de la disposition précitée dès lors que la jurisprudence, fût-elle celle de la Cour de justice, est évolutive, que d’autres opérateurs ont, de fait, en l’état de la jurisprudence … Italia et Yissum, déposé des demandes de CCP en lien avec des secondes applications thérapeutiques, dont l’une a abouti à une nouvelle saisine de la Cour de justice et à l’arrêt Neurim, et que l’absence de dépôt de demande de CCP par U……..  a relevé d’une libre appréciation de celle-ci et non d’une impossibilité objective, indépendante de sa volonté ;

Qu’en tout état de cause, en application de l’article 7 du règlement  n° 4 6 9 /2009 concernant le certificat complémentaire de protection pour les médicaments, U…….  disposait d’un délai de six mois expirant le 22 février 2012 pour déposer sa demande de CCP ; que la question préjudicielle ayant abouti à l’arrêt Neurim a été posée à la Cour de justice de l’Union européenne le 16 mars 2011 et publiée au JOUE le 18 juin 2011 ; que dans ces conditions, comme l’observe à juste raison le directeur général de l’INPI,  U……..  se devait d’envisager un possible revirement de jurisprudence de la Cour de justice ;

Qu’ainsi, la décision du directeur général de l’INPI n’encourt pas de critique en ce qu’elle a retenu que le non respect du délai imparti à U……….. pour déposer sa demande de CCP n’était pas dû à un empêchement pour lequel elle bénéficierait d’une excuse légitime, mais à sa volonté de ne pas procéder au dépôt qu’elle n’a pas jugé opportun, et ce, malgré la question préjudicielle posée à la Cour de justice et dûment publiée le 18 juin 2011 ;

Que A……..  argue vainement d’une irrégularité de la procédure résultant de ce que la décision du directeur général de l’INPI repose sur le motif du défaut de volonté de U……….. , motif qui ne figurait pas dans le projet de décision qui lui a été soumis et sur lequel elle n’a donc pu présenter ses observations ; qu’en effet, l’INPI a communiqué à la requérante une première notification  d’irrégularités, puis un projet de décision de rejet et enfin sa décision motivée conformément à l’article R. 613-52 du code de la propriété intellectuelle ; que le projet de décision se fondait sur l’irrecevabilité du recours en ce que celui-ci avait été formé postérieurement à l’expiration du délai de deux mois prescrit à l’article L. 612-16 précité, le directeur général de l’INPI considérant que l’empêchement invoqué par la requérante n’avait pas cessé la date de l’arrêt Neurim de la Cour mais antérieurement à la date de saisine de ladite cour ; que le projet de décision indiquait cependant ‘au surplus, (…) l’existence d’une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne défavorable au dépôt d’un certificat complémentaire de protection, ne constitue pas l’excuse légitime requise par les textes’ ; qu’au vu des observations en réponse de la requérante présentées à la suite du projet, l’INPI a abandonné le moyen tiré de l’irrecevabilité du recours en restauration pour se fonder sur l‘absence d’excuse légitime constituée par l’état de la jurisprudence de la Cour de justice défavorable au dépôt du CCP ; que cependant, ce motif étant déjà visé à titre surabondant dans le projet de décision, la requérante était en mesure d’y répondre dans ses observations, de sorte que l’irrégularité alléguée n’existe pas ; qu’en outre, l’INPI n’est pas tenu de rendre une décision conforme au projet de décision, lequel s’entend d’un acte préparatoire dépourvu d’effets juridiques et susceptible d’amendement ;

Considérant, en conséquence, que le recours sera rejeté ;