A propos de « logiciel », la Cour de justice appellerait-elle à une réforme du droit des marques ?

L’arrêt du 29 janvier 2020 de la Cour de justice est si lourd de conséquences, qu’une telle décision ne peut s’expliquer que par la volonté de la Cour réformer le droit des marques.

Cet arrêt est rendu sur des questions préjudicielles posées par la Juridiction britannique.

 » Dans ces conditions, la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galle), division de la Chancery], a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Une marque de l’Union [européenne] ou une marque nationale enregistrée dans un État membre peut-elle être déclarée totalement ou partiellement nulle au motif que certains ou tous les termes de la spécification des produits et des services ne sont pas suffisamment clairs et précis pour permettre aux autorités compétentes et aux tiers de déterminer l’étendue de la protection conférée par la marque sur la seule base de ces termes ?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, un terme tel que “logiciel” est-il trop général et désigne-t-il des produits qui sont trop variés pour être compatible avec la fonction d’indication de l’origine de la marque si bien qu’il n’est pas suffisamment clair et précis pour permettre aux autorités compétentes et aux tiers de déterminer l’étendue de la protection conférée par la marque sur la seule base de ce terme ?

3)      Le simple fait de demander l’enregistrement d’une marque sans aucune intention de l’utiliser concernant les produits et les services spécifiés constitue-t-il un acte de mauvaise foi ?

4)      En cas de réponse affirmative à la troisième question, est-il possible de conclure que le demandeur a déposé la demande en partie de bonne foi et en partie de mauvaise foi si, et dans la mesure où, il avait l’intention d’utiliser la marque concernant certains des produits et des services spécifiés mais aucune intention d’utiliser cette marque concernant d’autres produits et services spécifiés ?

5)      L’article 32, paragraphe 3, de la loi de 1994 sur les marques est-il compatible avec la directive [2015/2436] et les directives antérieures ? »

Le libellé d’une marque pourrait être vague et manquer de clarté et de précision !

Dans le litige britannique, différentes marques comportant le terme SKY étaient opposées. Parmi-celles-ci, certaines visaient « logiciel ». Or chacun sait aujourd’hui que ce terme recouvre des activités économiques très variées.

Les marques dont la protection est demandée, désignent à leur enregistrement :

« au sens de la classification de Nice, à savoir les logiciels, les logiciels fournis à partir d’Internet, les logiciels et les appareils de télécommunications permettant de se connecter à des bases de données et à Internet, le stockage de données, ainsi que des services relevant de la classe 38, au sens de cette classification, à savoir les services de télécommunications, les services de courrier électronique, les services de portail Internet, les services informatiques permettant de consulter et de récupérer des informations, des messages, des textes, des sons, des images et des données au moyen d’un ordinateur ou d’un réseau informatique »

Ces marques  ont été exploitées pour : «  ‘un éventail de produits et de services relevant de ses domaines principaux d’activité, à savoir la télédiffusion, la téléphonie et la desserte en haut débit. Il n’est pas contesté que ces marques sont connues dans tous ces domaines au Royaume-Uni et en Irlande »

Mais « aucun produit ou service de migration entre plateformes de courrier électronique ou de stockage en nuage (Cloud storage) » n’est exploité par leur titulaire.

Or, l’action en contrefaçon a été engagée contre « des services portant sur un logiciel en tant que service (software as a service ou SaaS) et concernent la migration vers le Nuage (Cloud), le stockage en nuage et la gestion des applications sur le Nuage ».

D’où l’interrogation de la juridiction britannique, le seul libellé « logiciel » à l’enregistrement de marque permettrait-il de poursuivre en contrefaçon pour de tels services ?

Pour les juges britanniques, la réponse serait négative :

37      À cet égard, la juridiction de renvoi est d’avis que l’enregistrement d’une marque pour des « logiciels » est trop large et, partant, contraire à l’intérêt public, car il confère au titulaire un monopole extrêmement étendu qui ne saurait se justifier par un intérêt commercial.

Mais sur quel fondement légal sanctionner ce monopole indu, puisque, cette juridiction  « estime que cela ne signifie pas nécessairement que le terme « logiciel » manque de clarté et de précision ».

Après avoir rappelé les différentes dispositions de la directive marque et du règlement sur la marque communautaire, la Cour conclut :

60      Il résulte des considérations qui précèdent que le défaut de clarté et de précision des termes utilisés pour désigner les produits ou les services couverts par l’enregistrement d’une marque nationale ou d’une marque communautaire ne saurait être considéré comme un motif ou une cause de nullité de la marque nationale ou communautaire concernée, au sens de l’article 3 de la première directive 89/104 ou des articles 7 et 51 du règlement no 40/94.

Resterait-il la notion d’ordre public pour infléchir cette position ?

66      À cet égard, il suffit de relever que la notion d’« ordre public », au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement no 40/94 et de l’article 3, paragraphe 1, sous f), de la première directive 89/104, ne saurait être comprise comme se rapportant à des caractéristiques relatives à la demande d’enregistrement elle-même, telles que la clarté et la précision des termes employés pour désigner les produits ou les services visés par cet enregistrement, indépendamment des caractéristiques du signe dont l’enregistrement en tant que marque est demandé.

67      Il s’ensuit qu’un tel défaut de clarté et de précision des termes désignant les produits ou les services visés par l’enregistrement d’une marque ne saurait être considéré comme étant contraire à l’ordre public, au sens de ces dispositions.

Autre réponse attendue de la Cour de justice , une demande de marque sans aucune intention de l’utiliser pour les produits et les services visés par l’enregistrement constitue-elle un acte de mauvaise foi ?

Si la Cour de justice répond pas l’affirmative, les conditions qu’elle pose, rendent hypothétique une telle situation.

77      …………….. Une telle mauvaise foi ne peut cependant être caractérisée que s’il existe des indices objectifs pertinents et concordants tendant à démontrer que, à la date du dépôt de la demande d’enregistrement de la marque considérée, le demandeur de celle-ci avait l’intention soit de porter atteinte aux intérêts de tiers d’une manière non conforme aux usages honnêtes, soit d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque.

78      La mauvaise foi du demandeur d’une marque ne saurait donc être présumée sur la base du simple constat que, au moment du dépôt de sa demande d’enregistrement, ce demandeur n’avait pas d’activité économique correspondant aux produits et aux services visés par ladite demande.

79      En second lieu, il convient de déterminer si l’article 51, paragraphe 3, du règlement no 40/94 et l’article 13 de la première directive 89/104 doivent être interprétés en ce sens que, lorsque l’absence d’intention d’utiliser une marque conformément à ses fonctions essentielles ne concerne que certains produits ou services visés par l’enregistrement, la nullité de cette marque ne s’étend qu’à ces produits ou services.

80      À cet égard, il suffit de relever, à l’instar de M. l’avocat général au point 125 de ses conclusions, qu’il découle clairement de ces dispositions que, lorsque le motif de nullité concerne seulement certains des produits ou des services désignés dans la demande d’enregistrement, la marque doit être déclarée nulle seulement pour ces produits ou services.

Quand à demander au déposant de s’engager lors de son dépôt à exploiter la marque, un manquement à une telle obligation ne pourrait pas constituer un motif de nullité de la marque !

La position de la Cour est très claire :

86      Ainsi, une disposition de droit national aux termes de laquelle un demandeur de marque nationale doit, au titre d’une simple exigence procédurale relative à l’enregistrement de celle-ci, déclarer que ladite marque est utilisée pour les produits et les services visés par la demande d’enregistrement ou qu’il a, de bonne foi, l’intention de l’utiliser à ces fins ne saurait être considérée comme étant incompatible avec les dispositions de la première directive 89/104. Si la violation d’une telle obligation de déclaration est susceptible de constituer un élément de preuve aux fins de démontrer une éventuelle mauvaise foi du demandeur au moment du dépôt de la demande de marque, une telle violation ne saurait cependant constituer un motif de nullité de la marque concernée.

Ce que dit la Cour :

1)      Les articles 7 et 51 du règlement (CE) no 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire, tel que modifié par le règlement (CE) no 1891/2006 du Conseil, du 18 décembre 2006, ainsi que l’article 3 de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doivent être interprétés en ce sens qu’une marque communautaire ou une marque nationale ne peut pas être déclarée totalement ou partiellement nulle au motif que des termes employés pour désigner les produits et les services pour lesquels cette marque a été enregistrée manquent de clarté et de précision.

2)      L’article 51, paragraphe 1, sous b), du règlement no 40/94, tel que modifié par le règlement no 1891/2006, et l’article 3, paragraphe 2, sous d), de la première directive 89/104 doivent être interprétés en ce sens qu’une demande de marque sans aucune intention de l’utiliser pour les produits et les services visés par l’enregistrement constitue un acte de mauvaise foi, au sens de ces dispositions, si le demandeur de cette marque avait l’intention soit de porter atteinte aux intérêts de tiers d’une manière non conforme aux usages honnêtes, soit d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque. Lorsque l’absence d’intention d’utiliser la marque conformément aux fonctions essentielles d’une marque ne concerne que certains produits ou services visés par la demande de marque, cette demande ne constitue un acte de mauvaise foi que pour autant qu’elle vise ces produits ou services.

3)      La première directive 89/104 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une disposition de droit national aux termes de laquelle un demandeur de marque doit déclarer que cette dernière est utilisée pour les produits et les services visés par la demande d’enregistrement ou qu’il a, de bonne foi, l’intention de l’utiliser à ces fins, pour autant que la violation d’une telle obligation ne constitue pas, en tant que telle, un motif de nullité d’une marque déjà enregistrée.