Contenu effectif de la neutralité du net :  la Cour de justice par son arrêt rendu en formation de Grande Chambre, le 15 septembre 2020, vise essentiellement des pratiques commerciales à destination du consommateur final, personne physique ou morale. Point essentiel à relever des volumes de données non décomptés d’un forfait peuvent donc porter atteinte à ce principe de neutralité du net. L’arrêt est là

Les faits : un fournisseur d’accès qui propose des abonnements avec des forfaits selon les volumes de données

9        Telenor, qui est établie en Hongrie, est un acteur majeur du secteur des technologies de l’information et de la communication. Elle fournit notamment des services d’accès à Internet. Parmi les services proposés à ses clients potentiels figurent deux offres groupées dénommées respectivement « MyChat » et « MyMusic ».

10      « MyChat » est une offre groupée permettant aux clients qui y souscrivent, en premier lieu, d’acheter un volume de données d’un gigabit et de l’utiliser sans restrictions jusqu’à son épuisement, en accédant librement aux applications et aux services disponibles, sans que soit décomptée de ce volume de données l’utilisation de six applications spécifiques de communication en ligne, à savoir Facebook, Facebook Messenger, Instagram, Twitter, Viber et Whatsapp, qui relèvent d’un tarif dénommé « tarif nul ». En second lieu, cette offre groupée prévoit que, une fois épuisé ledit volume de données, les clients qui y souscrivent peuvent continuer à utiliser sans restrictions ces six applications spécifiques, tandis que des mesures de ralentissement du trafic sont appliquées aux autres applications et services disponibles.

11      « MyMusic » est une offre groupée déclinée en trois forfaits différents, dénommés respectivement « MyMusic Start », « MyMusic Nonstop » et « MyMusic Deezer », qui sont accessibles aux clients disposant d’un forfait préexistant de services d’accès à Internet et qui permettent à ceux qui y souscrivent, en premier lieu, d’écouter de la musique en ligne en utilisant, notamment, quatre applications de transmission de musique, à savoir Apple Music, Deezer, Spotify et Tidal, ainsi que six services de radiophonie, sans que l’utilisation de ces applications et de ces services, qui relèvent d’un « tarif nul », soit décomptée du volume de données compris dans le forfait acheté. En second lieu, cette offre groupée prévoit que, une fois épuisé ce volume de données, les clients qui y souscrivent peuvent continuer à utiliser sans restrictions ces applications et ces services spécifiques, tandis que des mesures de blocage ou de ralentissement du trafic sont appliquées aux autres applications et services disponibles.

L’autorité hongroise sanctionne ces forfaits sur la base du règlement 2015/2120

12      Après avoir ouvert deux procédures visant à contrôler respectivement la conformité de « MyChat » et celle de « MyMusic » à l’article 3 du règlement 2015/2120, la Nemzeti Média- és Hírközlési Hatóság (autorité nationale des communications et des médias, Hongrie) a adopté deux décisions dans lesquelles elle a considéré que ces offres groupées mettaient en place des mesures de gestion du trafic ne respectant pas l’obligation de traitement égal et non discriminatoire énoncée au paragraphe 3 de cet article et que Telenor devait y mettre fin.

Sur recours interne, la Cour de Budapest interroge la Cour  de justice sur les dispositions du règlement 2015/2120, les deux affaires sont jointes

« 1)      Un accord commercial conclu entre un fournisseur d’accès à Internet et un utilisateur final, en vertu duquel le fournisseur d’accès à Internet, à l’égard de l’utilisateur final, applique, en ce qui concerne certaines applications, un tarif nul (en d’autres termes, le trafic généré par l’application donnée n’est pas compté dans la consommation de données éventuelles, et n’est pas non plus ralenti lorsque ce cadre de données est épuisé), et la différenciation n’est établie que selon les conditions fixées dans l’accord conclu avec l’utilisateur final, dans le cadre de cet accord et uniquement envers ce consommateur final, et pas envers les utilisateurs finals qui ne sont pas parties à cet accord, doit-il être interprété conformément à l’article 3, paragraphe 2, du [règlement 2015/2120] ?

2)      S’il convient de donner une réponse négative à la première question, faut-il interpréter l’article 3, paragraphe 3, du [règlement 2015/2120] en ce sens que, compte tenu également du considérant 7 de celui-ci, il est nécessaire, pour constater l’infraction, d’examiner, sur la base de l’impact et du marché, si les mesures du fournisseur d’accès à Internet ont effectivement restreint, et dans quelle mesure, les droits des utilisateurs finals visés à l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement ?

3)      Indépendamment des première et deuxième questions, l’article 3, paragraphe 3, du [règlement 2015/2120] doit-il être interprété en ce sens que l’interdiction qu’il contient a un caractère inconditionnel, général et objectif, en ce sens que, sur ce fondement, sont interdites toutes les mesures de gestion du trafic qui établissent une différenciation entre les différents contenus d’Internet, indépendamment de la question de savoir si le fournisseur d’accès à Internet l’a par ailleurs fait par la voie d’un accord, d’une pratique commerciale ou d’un autre comportement ?

4)      S’il convient de donner une réponse affirmative à la troisième question, peut-on également conclure sans procéder à d’autres examens du marché et de l’impact, en se fondant sur le fait de la discrimination en soi, à une violation de l’article 3, paragraphe 3, du [règlement 2015/2120], et l’examen de la conformité à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de ce règlement est-il sans objet en pareil cas ? »

L’analyse de la Grande Chambre de la Cour de justice

L’offre commerciale telle que comprise par la Cour de justice

29      En l’occurrence, il ressort des éléments soumis à la Cour que les offres groupées en cause au principal présentent, ainsi qu’il ressort du libellé des questions préjudicielles et des énonciations des deux décisions de renvoi, telles que résumées aux points 9 à 11 et 18 du présent arrêt, quatre caractéristiques. Premièrement, le fournisseur de services d’accès à Internet qui les a conçues les propose à ses clients potentiels en Hongrie, avant de les mettre en œuvre au moyen d’accords conclus, à titre bilatéral, avec ceux qui sont intéressés. Deuxièmement, ces offres groupées donnent à chacun des clients qui y a souscrit le droit d’utiliser sans restrictions, dans la limite du volume de données compris dans le forfait qu’il a acheté au fournisseur de services d’accès à Internet, toutes les applications et tous les services disponibles, sans que soit toutefois décomptée l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques relevant d’un « tarif nul ». Troisièmement, lesdites offres groupées prévoient que, une fois épuisé le volume de données acheté, tout client qui y a souscrit peut continuer à utiliser sans restrictions ces applications et ces services spécifiques. Quatrièmement, l’épuisement du volume de données compris dans le forfait soumis à ces conditions conduit le fournisseur de services d’accès à Internet à appliquer à chaque client concerné des mesures de blocage ou de ralentissement du trafic lié à l’utilisation de toute application et de tout service autres que celles et ceux relevant dudit tarif nul.

Le principe de liberté d’accès aux services de son choix pour le consommateur final

  • Le consommateur final : une personne physique ou une personne morale

36      Deuxièmement, il résulte de l’article 2 du règlement 2015/2120 et des dispositions de la directive 2002/21 auxquelles celui-ci renvoie, en particulier de l’article 2, sous h), i) et n), de cette dernière, que la notion d’« utilisateurs finals » englobe toutes les personnes physiques ou morales qui utilisent ou qui demandent un service de communications électroniques accessible au public, autres que celles qui fournissent des réseaux de communication publics ou des services de communications électroniques accessibles au public. Ainsi, cette notion vise tant les consommateurs que les professionnels tels que des entreprises ou des personnes morales à but non lucratif.

37      Par ailleurs, ladite notion inclut aussi bien les personnes physiques ou morales qui utilisent ou qui demandent des services d’accès à Internet en vue d’accéder à des contenus, à des applications et à des services que celles qui s’appuient sur l’accès à Internet pour fournir des contenus, des applications et des services.

  • Le principe de liberté

30      S’agissant, en premier lieu, de l’article 3, paragraphe 2, du règlement 2015/2120, lu conjointement avec l’article 3, paragraphe 1, de ce règlement, il doit être observé, d’emblée, que la seconde de ces dispositions prévoit que les droits qu’elle garantit aux utilisateurs finals de services d’accès à Internet ont vocation à être exercés « par l’intermédiaire de leur service d’accès à [I]nternet », et que la première exige qu’un tel service n’implique pas de limitation de l’exercice de ces droits.

  • Le principe de liberté qui doit être effectif et qui s’exprime par l’intermédiaire des fournisseur d’accès

33      Ainsi qu’il ressort du considérant 7 du règlement 2015/2120, ces accords concrétisent la liberté dont dispose tout utilisateur final de choisir les services par l’intermédiaire desquels il entend exercer les droits garantis par ce règlement, en fonction de leurs caractéristiques. Ce même considérant ajoute toutefois que de tels accords ne doivent pas limiter l’exercice des droits des utilisateurs finals ni, par conséquent, permettre de contourner les dispositions dudit règlement en matière de garantie d’accès à un Internet ouvert.

35      Ces pratiques commerciales peuvent inclure, notamment, le comportement d’un fournisseur de services d’accès à Internet consistant à proposer des variantes ou des combinaisons spécifiques de ces services à ses clients potentiels, en vue de répondre aux attentes et aux préférences des uns et des autres, et, le cas échéant, de conclure avec chacun d’eux un accord individuel, avec pour conséquence possible la mise en place d’un nombre plus ou moins important d’accords de contenu identique ou similaire, en fonction de ces attentes et de ces préférences. À l’instar des accords visés à l’article 3, paragraphe 2, du règlement 2015/2120, lesdites pratiques commerciales ne doivent toutefois pas limiter l’exercice des droits des utilisateurs finals ni, par conséquent, permettre de contourner les dispositions de ce règlement en matière de garantie d’accès à un Internet ouvert.

  • L’impact des mesures de ce fournisseur d’accès  doit être apprécié par leur nombre de consommateurs

43      Eu égard à ces différents éléments, il convient de relever, tout d’abord, qu’un accord par lequel un client donné souscrit à une offre groupée impliquant que, une fois épuisé le volume de données compris dans le forfait acheté, ce client ne dispose d’un accès sans restrictions qu’à certaines applications et à certains services relevant d’un « tarif nul », est susceptible d’emporter une limitation de l’exercice des droits énoncés à l’article 3, paragraphe 1, du règlement 2015/2120. La compatibilité d’un tel accord avec l’article 3, paragraphe 2, de ce règlement doit être évaluée au cas par cas, à la lumière des paramètres évoqués au considérant 7 dudit règlement.

44      Ensuite, de telles offres groupées, qui relèvent d’une pratique commerciale au sens de l’article 3, paragraphe 2, du règlement 2015/2120, sont, eu égard à l’incidence cumulée des accords auxquels elles peuvent conduire, de nature à amplifier l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques, à savoir celles et ceux qui peuvent être utilisés sans restrictions à un « tarif nul » une fois épuisé le volume de données compris dans le forfait acheté par les clients, et, corrélativement, à raréfier l’utilisation des autres applications et des autres services disponibles, compte tenu des mesures par lesquelles le fournisseur de services d’accès à Internet en cause rend celle-ci techniquement plus difficile, voire impossible.

45      Enfin, plus le nombre de clients qui concluent des accords par lesquels ils souscrivent à de telles offres groupées est important, plus l’incidence cumulée de ces accords est susceptible, compte tenu de son ampleur, d’engendrer une limitation importante de l’exercice des droits des utilisateurs finals, voire de porter atteinte à l’essence même de ces droits, hypothèse expressément évoquée au considérant 7 du règlement 2015/2120.

46      Il en résulte que la conclusion de tels accords sur une partie significative du marché est susceptible de limiter l’exercice des droits des utilisateurs finals, au sens de l’article 3, paragraphe 2, du règlement 2015/2120.

  • Des mesures commerciales ne peuvent pas restreindre le droit de liberté de choix sur Internet

47      En second lieu, s’agissant de l’article 3, paragraphe 3, du règlement 2015/2120, il convient d’observer, tout d’abord, que, ainsi qu’il découle du point 24 du présent arrêt, le premier alinéa de cette disposition, lu à la lumière du considérant 8 de ce règlement, impose aux fournisseurs de services d’accès à Internet une obligation générale de traitement égal, sans discrimination, restriction ou interférence du trafic, à laquelle il ne saurait en aucun cas être dérogé au moyen de pratiques commerciales mises en œuvre par ces fournisseurs ou d’accords conclus par ceux-ci avec des utilisateurs finals.

  • Ces pratiques commerciales n’ont pas besoin d’être évaluées pour être sanctionnées

 50      ….., pour constater cette incompatibilité, aucune évaluation de l’incidence de ces mesures sur l’exercice des droits des utilisateurs finals n’est requise, l’article 3, paragraphe 3, du règlement 2015/2120 ne prévoyant pas une telle exigence pour apprécier le respect de l’obligation générale qu’il prévoit.

  • Attention des mesures techniques de gestion du trafic peuvent toujours être prises, …. mais ce serait un autre débat

48      Ensuite, il ressort du deuxième alinéa de ladite disposition, ainsi que du considérant 9 du règlement 2015/2120, à la lumière duquel il doit être lu, que, tout en étant tenus de respecter cette obligation générale, les fournisseurs de services d’accès à Internet conservent la possibilité d’adopter des mesures raisonnables de gestion du trafic. Toutefois, cette possibilité est soumise à la condition, notamment, que de telles mesures soient fondées sur des « différences objectives entre les exigences techniques en matière de qualité de service de certaines catégories spécifiques de trafic » et non pas sur des « considérations commerciales ». Est, en particulier, à regarder comme étant fondée sur de telles « considérations commerciales » toute mesure d’un fournisseur de services d’accès à Internet envers tout utilisateur final, tel que défini aux points 36 et 37 du présent arrêt, qui aboutit, sans reposer sur de telles différences objectives, à ne pas traiter de façon égale et sans discrimination les contenus, les applications ou les services proposés par les différents fournisseurs de contenus, d’applications ou de services.

49      Enfin, il résulte du troisième alinéa de l’article 3, paragraphe 3, du règlement 2015/2120 que, à moins d’avoir été adoptées pour une durée déterminée et d’être nécessaires pour permettre à un fournisseur de services d’accès à Internet, soit de se conformer à une obligation légale, soit de préserver l’intégrité et la sûreté du réseau, soit de prévenir ou de remédier à sa congestion, toutes les mesures consistant à bloquer, à ralentir, à modifier, à restreindre, à perturber, à dégrader ou à traiter de manière discriminatoire, notamment, des applications ou des services spécifiques, ne sauraient être considérées comme étant raisonnables au sens du deuxième alinéa de cette disposition et sont, partant, à regarder, en tant que telles, comme étant incompatibles avec celle-ci.

Le droit dit par la Cour de justice

L’article 3 du règlement (UE) 2015/2120 du Parlement européen et du Conseil, du 25 novembre 2015, établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert et modifiant la directive 2002/22/CE concernant le service universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques et le règlement (UE) no 531/2012 concernant l’itinérance sur les réseaux publics de communications mobiles à l’intérieur de l’Union, doit être interprété en ce sens que des offres groupées mises en œuvre par un fournisseur de services d’accès à Internet au moyen d’accords conclus avec des utilisateurs finals, aux termes desquelles ces derniers peuvent acheter un forfait leur donnant le droit d’utiliser sans restrictions un volume de données déterminé, sans que soit décomptée l’utilisation de certaines applications et de certains services spécifiques relevant d’un « tarif nul », et, une fois épuisé ce volume de données, peuvent continuer à utiliser sans restrictions ces applications et ces services spécifiques, pendant que des mesures de blocage ou de ralentissement de trafic sont appliquées aux autres applications et services disponibles :

–        sont incompatibles avec le paragraphe 2 de cet article, lu conjointement avec le paragraphe 1 de celui-ci, dès lors que ces offres groupées, ces accords et ces mesures de blocage ou de ralentissement limitent l’exercice des droits des utilisateurs finals, et

–        sont incompatibles avec le paragraphe 3 dudit article dès lors que lesdites mesures de blocage ou de ralentissement sont fondées sur des considérations commerciales.