Le 13 novembre 2018, la Grande Chambre de la Cour de Justice exclut la protection d’une saveur  par le droit d’auteur au sens de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. L’arrêt est là

Cet arrêt intervient sur une question préjudicielle  posée par le Tribunal de Gelderland, une juridiction hollandaise, à propos de la protection de la saveur d’un fromage par le droit d’auteur, l’« impression d’ensemble provoquée par la consommation d’un produit alimentaire sur les organes sensoriels du goût, en ce compris la sensation en bouche perçue par le sens du toucher ».

Deux positions contradictoires sont rappelées à l’arrêt.

La position hollandaise

22      …. la saveur d’un produit alimentaire peut être qualifiée d’œuvre littéraire, scientifique ou artistique protégée au titre du droit d’auteur. …s’appuie par analogie, notamment, sur l’arrêt du 16 juin 2006 du Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas), Lancôme (NL:HR:2006:AU8940), dans lequel cette dernière juridiction a admis, en principe, la possibilité de reconnaître un droit d’auteur sur l’odeur d’un parfum.

La position française

24      La juridiction de renvoi relève que la Cour de cassation (France) a catégoriquement rejeté la possibilité d’une protection d’une odeur au titre du droit d’auteur, notamment dans son arrêt du 10 décembre 2013 (FR:CCASS:2013:CO01205). La jurisprudence des juridictions nationales suprêmes au sein de l’Union européenne serait, dès lors, divergente, s’agissant de la question, analogue à celle posée dans l’affaire en cause au principal, de la protection d’une odeur au titre du droit d’auteur.

D’où les questions posées à la Cour de justice :

25      …..  le Gerechtshof Arnhem-Leeuwarden (cour d’appel d’Arnhem-Leuvarde, Pays-Bas) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      a)      Le droit de l’Union s’oppose-t-il à ce que la saveur d’un produit alimentaire, en tant que création intellectuelle propre à son auteur, soit protégée au titre du droit d’auteur ? En particulier :

  1. b)      la notion d’“œuvres littéraires et artistiques” visée à l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, qui lie tous les États membres de l’Union, comprend certes “toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression”, mais les exemples cités à cette disposition concernent uniquement des créations visuelles et/ou auditives : cette circonstance s’oppose-t-elle à une protection au titre du droit d’auteur ?
  2. c)      l’instabilité (potentielle) d’un produit alimentaire et/ou le caractère subjectif de la perception d’une saveur s’opposent-ils à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit considérée comme une œuvre protégée au titre du droit d’auteur ?
  3. d)      le système de droits exclusifs et de limitations, tel que régi par les articles 2 à 5 de la directive [2001/29], s’oppose-t-il à la protection au titre du droit d’auteur de la saveur d’un produit alimentaire ?

2)      Si la réponse à la question l), sous a), est négative :

  1. a)      quelles conditions doivent être remplies afin que la saveur d’un produit alimentaire bénéficie de la protection au titre du droit d’auteur ?
  2. b)      la protection d’une saveur au titre du droit d’auteur vise-t-elle uniquement la saveur en tant que telle ou (également) la recette du produit concerné ?
  3. c)      que doit alléguer la partie qui, dans le cadre d’une procédure (d’infraction), invoque la création de la saveur d’un produit alimentaire protégée au titre du droit d’auteur ? Suffit-il que cette partie présente le produit alimentaire au cours de la procédure au juge national afin de le laisser lui-même apprécier, en sentant et dégustant, si le produit alimentaire remplit les conditions pour bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur ? Ou la partie requérante doit-elle (également) décrire les choix créatifs faits dans le cadre de la composition de la saveur et/ou de la recette qui permettent que la saveur soit considérée comme une création intellectuelle propre à son auteur ?
  4. d)      Comment le juge national, dans une procédure d’infraction, doit-il déterminer si la saveur du produit alimentaire de la partie défenderesse présente une telle similitude avec la saveur du produit alimentaire de la partie requérante qu’il doit être conclu à une atteinte aux droits d’auteur ? Est-il à cet effet (également) déterminant que les impressions d’ensemble des deux saveurs soient similaires ? »

La Cour motive principalement sa décision par l’exigence d’une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui soit identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité.

34      Il s’ensuit que la saveur d’un produit alimentaire ne saurait être protégée par le droit d’auteur au titre de la directive 2001/29 que si une telle saveur peut être qualifiée d’« œuvre », au sens de cette directive (voir, par analogie, arrêt du 16 juillet 2009, Infopaq International, C‑5/08, EU:C:2009:465, point 29 et jurisprudence citée).

35      À cet égard, pour qu’un objet puisse revêtir la qualification d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29, il importe que soient réunies deux conditions cumulatives.

36      D’une part, il faut que l’objet concerné soit original, en ce sens qu’il constitue une création intellectuelle propre à son auteur (arrêt du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631, point 97 ainsi que jurisprudence citée).

37      D’autre part, la qualification d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29, est réservée aux éléments qui sont l’expression d’une telle création intellectuelle (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2009, Infopaq International, C‑5/08, EU:C:2009:465, point 39, ainsi que du 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C‑403/08 et C‑429/08, EU:C:2011:631, point 159).

38      À cet égard, il convient de rappeler que l’Union, bien que n’étant pas partie contractante à la convention de Berne, est néanmoins obligée, en vertu de l’article 1er, paragraphe 4, du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, auquel elle est partie et que la directive 2001/29 vise à mettre en œuvre, de se conformer aux articles 1er à 21 de la convention de Berne (voir, en ce sens, arrêts du 9 février 2012, Luksan, C‑277/10, EU:C:2012:65, point 59 et jurisprudence citée, ainsi que du 26 avril 2012, DR et TV2 Danmark, C‑510/10, EU:C:2012:244, point 29).

39      Or, aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, les œuvres littéraires et artistiques comprennent toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression. De plus, conformément à l’article 2 du traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et à l’article 9, paragraphe 2, de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, mentionné au point 6 du présent arrêt et qui fait également partie de l’ordre juridique de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2012, SCF, C‑135/10, EU:C:2012:140, points 39 et 40), ce sont les expressions et non les idées, les procédures, les méthodes de fonctionnement ou les concepts mathématiques, en tant que tels, qui peuvent faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur (voir, en ce sens, arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute, C‑406/10, EU:C:2012:259, point 33).

40      Partant, la notion d’« œuvre » visée par la directive 2001/29 implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité, quand bien même cette expression ne serait pas nécessairement permanente.

41      En effet, d’une part, les autorités chargées de veiller à la protection des droits exclusifs inhérents au droit d’auteur doivent pouvoir connaître avec clarté et précision les objets ainsi protégés. Il en va de même des particuliers, notamment des opérateurs économiques, qui doivent pouvoir identifier avec clarté et précision les objets protégés au profit de tiers, notamment de concurrents. D’autre part, la nécessité d’écarter tout élément de subjectivité, nuisible à la sécurité juridique, dans le processus d’identification de l’objet protégé implique que ce dernier puisse faire l’objet d’une expression précise et objective.

42      Or, la possibilité d’une identification précise et objective fait défaut en ce qui concerne la saveur d’un produit alimentaire. En effet, à la différence, par exemple, d’une œuvre littéraire, picturale, cinématographique ou musicale, qui est une expression précise et objective, l’identification de la saveur d’un produit alimentaire repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables puisqu’elles dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné, tels que son âge, ses préférences alimentaires et ses habitudes de consommation, ainsi que de l’environnement ou du contexte dans lequel ce produit est goûté.

43      En outre, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire, qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature, n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique.

44      Il convient, dès lors, de conclure, sur la base de l’ensemble des considérations qui précèdent, que la saveur d’un produit alimentaire ne saurait être qualifiée d’« œuvre », au sens de la directive 2001/29.

45      Compte tenu de l’exigence, rappelée au point 33 du présent arrêt, d’interprétation uniforme de la notion d’« œuvre » au sein de l’Union, il convient également de conclure que la directive 2001/29 s’oppose à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à la saveur d’un produit alimentaire.

46      Par conséquent, il y a lieu de répondre à la première question que la directive 2001/29 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit protégée par le droit d’auteur au titre de cette directive et à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à une telle saveur.

Le droit dit par la Cour de Justice :

La directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit protégée par le droit d’auteur au titre de cette directive et à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à une telle saveur.