Les questions préjudicielles posées par les juges français sont rares, sont plus rares encore celles par lesquelles est interrogée la Cour de Justice en matière de marque et de contrefaçon de marque. L’arrêt de la Cour de cassation du 26 septembre 2018 retient l’attention. Cet arrêt est d’autant plus intéressant qu’il traite à la fois de la contrefaçon de marque, de l’imitation de marque, et de l’atteinte à la marque , notions qu’il confronte à celle de déchéance de marque .

Cour de cassation

 

chambre commerciale

 

Audience publique du 26 septembre 2018

 

N° de pourvoi: 16-28281

 

 

 

Non publié au bulletin

 

Renvoi devant la cour de justice de l’u.e.

REPUBLIQUE FRANCAISE

 

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

 

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l’arrêt suivant :

a rendu l’arrêt suivant :

Rappel des faits et de la procédure

1 Selon les constatations de la cour d’appel de Paris, M. X…, créateur de la société Part des anges qui commercialise des alcools et spiritueux, était titulaire de la marque française semi-figurative « Saint Germain » n° […], déposée le 5 décembre 2005 pour désigner, en classes 30, 32 et 33, notamment les boissons alcooliques (à l’exception des bières), cidres, digestifs, vins et spiritueux, extraits ou essences alcooliques.

2 M. X…, ayant appris que la société Cooper International Spirits distribuait une liqueur de sureau sous la dénomination « St-Germain », fabriquée par la société St Dalfour et un sous-traitant de cette dernière, la société Etablissements E…, a, le 8 juin 2012, assigné ces trois sociétés devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon de marque par reproduction ou, subsidiairement, par imitation.

3 Dans une instance parallèle, engagée par la société Osez vous ?, le tribunal de grande instance de Nanterre, par un jugement du 28 février 2013, a prononcé la déchéance des droits de M. X… sur sa marque semi-figurative « Saint Germain » n° […] à compter du 13 mai 2011 pour les boissons alcooliques (à l’exception des bières), cidres, digestifs, vins, spiritueux, extraits ou essences alcooliques. Ce jugement a été confirmé en toutes ses dispositions par un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 11 février 2014, lequel, n’ayant pas fait l’objet d’un pourvoi, est devenu irrévocable.

4 Devant le tribunal de grande instance de Paris, M. X… a maintenu ses demandes en contrefaçon pour la période non couverte par la prescription et antérieure à la déchéance, soit entre le 8 juin 2009 et le 13 mai 2011.

5 Par jugement du 16 janvier 2015, ce tribunal, après avoir retenu qu’aucune exploitation de la marque en question n’était intervenue depuis son dépôt, a rejeté l’intégralité des demandes de M. X….

6 La cour d’appel de Paris, par arrêt du 13 septembre 2016, a confirmé ce jugement.

7 Après avoir relevé que la dénomination contestée ne reproduisait pas tous les éléments constituant la marque de M. X… et retenu que les différences au plan visuel n’étaient pas si insignifiantes qu’elles pourraient passer inaperçues aux yeux du consommateur moyen, la cour d’appel a considéré que la contrefaçon alléguée ne pouvait être appréhendée qu’au regard de l’article L. 713-3 du code de la propriété intellectuelle qui interdit, sauf autorisation du propriétaire, s’il peut en résulter un risque de confusion dans l’esprit du public, l’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour des produits identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement.

8 Elle a considéré que l’appréciation du risque de confusion dans l’esprit du public, qui doit s’opérer globalement en considération de l’impression d’ensemble produite par les signes en présence, suppose que la marque invoquée ait fait l’objet d’une exploitation la mettant au contact des consommateurs.

9 A cet égard, elle a d’abord rappelé que le tribunal de grande instance de Nanterre, approuvé par la cour d’appel de Versailles, ayant retenu que M. X… n’avait pas fait la démonstration d’un usage sérieux de la marque « Saint Germain » depuis son dépôt, a prononcé la déchéance partielle de ses droits à compter du 13 mai 2011, à l’expiration du délai de cinq ans ayant couru depuis la date de publication de l’enregistrement de la marque, le 12 mai 2006, pour les produits en cause dans le présent litige.

10 Elle a ensuite relevé que M. X… soutenait que sa marque avait été effectivement exploitée ou, à tout le moins, avait fait l’objet d’un commencement d’exploitation et qu’ainsi, il avait été porté atteinte à sa fonction d’origine, expliquant que ce n’était pas parce que les actes d’usage de la marque avaient été considérés comme insuffisants durant la période examinée par le tribunal de grande instance de Nanterre, pour le maintien de la marque en vigueur, que ces actes d’usage ne devaient pas être pris en considération pour examiner si la marque avait exercé une fonction d’origine.

11 Après avoir examiné les documents versés aux débats sur ce point par M. X…, la cour d’appel a retenu que ces éléments, s’ils établissaient la réalité de préparatifs en vue du lancement de la crème de cognac « Saint Germain » et la participation de la société Part des anges de M. X… à des salons professionnels en 2007, ne suffisaient cependant pas à démontrer que la marque « Saint Germain » avait été effectivement mise au contact du public.

12 Elle a donc considéré que M. X…, échouant ainsi à démontrer que sa marque avait été réellement exploitée, ne pouvait arguer utilement d’une atteinte à la fonction de garantie d’origine de cette marque, qui vise essentiellement à garantir aux consommateurs la provenance du produit ou service fourni en le distinguant de ceux proposés par la concurrence, ce qui supposait que la marque ait été en contact avec ces consommateurs.

13 Elle a retenu que, pour la même raison, M. X… ne pouvait se prévaloir d’une atteinte portée au monopole d’exploitation conféré par sa marque.

14 Enfin, M. X… ayant également invoqué une atteinte à la fonction d’investissement de sa marque, en se référant à l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (la CJUE) le 22 septembre 2011 (Interflora, C-323/09), la cour d’appel, après avoir rappelé que M. X… n’établissait pas avoir exploité sa marque, a considéré qu’il ne pouvait se plaindre de l’usage par un concurrent d’un signe identique à celle-ci, à supposer cette identité avérée, qui en aurait gêné « de manière substantielle » l’emploi.

15 Le 21 décembre 2016, M. X… s’est pourvu en cassation contre cet arrêt.

16 Au soutien de son pourvoi, M. X… fait grief à l’arrêt de rejeter ses demandes en contrefaçon de la marque « Saint Germain » n° […] pendant la période entre le 8 juin 2009 et le 13 mai 2011 alors, selon le moyen, qu’au cours de la période de cinq ans qui suit l’enregistrement d’une marque, le titulaire de la marque peut interdire aux tiers de faire usage, dans la vie des affaires, d’un signe identique ou similaire à sa marque et susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, sans devoir démontrer un usage sérieux de ladite marque pour ces produits ou ces services et, que, par conséquent, en retenant qu’il ne pouvait se prévaloir ni d’une atteinte à la fonction de garantie d’origine de la marque « Saint Germain », ni d’une atteinte portée au monopole d’exploitation conféré par sa marque, ni même d’une atteinte à la fonction d’investissement de la marque, aux motifs qu’il avait échoué à démontrer que sa marque avait été réellement exploitée, cependant qu’il pouvait interdire aux tiers de faire usage, dans la vie des affaires, d’un signe identique ou similaire à sa marque et susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, sans devoir démontrer un usage sérieux de la marque « Saint Germain » et, partant, sans démontrer qu’elle était effectivement exploitée, la cour d’appel a violé les articles L. 713-3 et L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle.

Rappel du droit national

17 Aux termes de l’article L. 713-1 du code de la propriété intellectuelle, « l’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits et services qu’il a désignés ».

18 L’article L. 713-2 de ce code dispose : « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire :

a) la reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, même avec l’adjonction de mots tels que : « formule, façon, système, imitation, genre, méthode », ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement ; (…) ».

19 L’article L. 713-3 du même code dispose que « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire, s’il peut en résulter un risque de confusion dans l’esprit du public :

(…)

b) l’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement. ».

20 Ces articles doivent être interprétés à la lumière de l’article 5 de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques.

21 Le moyen de cassation étant tiré de la violation de l’article L. 713-3 du code de la propriété intellectuelle, il s’en déduit que la cour d’appel n’est pas critiquée en ce qu’elle n’a examiné la contrefaçon qu’au regard de cet article qui prohibe la contrefaçon par imitation, ce qui suppose que soit établie l’existence d’un risque de confusion dans l’esprit du public.

22 Selon une jurisprudence constante, l’appréciation de l’existence d’un risque de confusion relève du pouvoir souverain des juges du fond et la Cour de cassation ne contrôle que la méthode suivie par ceux-ci, qui doivent se conformer aux critères dégagés par la jurisprudence de l’Union européenne dont elle fait elle-même application.

23 Enfin, l’article L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle dispose : « Encourt la déchéance de ses droits le propriétaire de la marque qui, sans justes motifs, n’en a pas fait un usage sérieux, pour les produits et services visés dans l’enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans.

(…) ».

24 Cet article doit être interprété à la lumière des articles 10 et 12 de la directive précitée.

25 Le pourvoi pose la question de savoir si le titulaire d’une marque, qui n’a jamais exploité cette marque et a été déchu de ses droits sur celle-ci, pour défaut d’usage sérieux à l’expiration du délai de cinq ans suivant la publication de son enregistrement, peut agir en contrefaçon et demander l’indemnisation de son préjudice, en raison de l’utilisation par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire à ladite marque pour désigner des produits ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels cette marque a été enregistrée.

26 Cette question est inédite devant la Cour de cassation.

Motifs justifiant le renvoi préjudiciel

27 M. X… fait valoir que, dans la mesure où c’est l’enregistrement qui détermine l’objet du droit exclusif sur la marque en application de l’article L. 713-1 du code de la propriété intellectuelle, le risque de confusion au sens de l’article L. 713-3, doit être apprécié de façon abstraite, en se référant à l’objet de l’enregistrement de la marque invoquée, le cas échéant non exploitée, et non par rapport à une situation concrète sur le marché et qu’ainsi, un risque de confusion peut exister, et, par conséquent, la contrefaçon être caractérisée, en présence d’une marque non exploitée et donc inconnue des consommateurs. Il ajoute que la période de cinq ans prévue par l’article L. 714-5 du même code a précisément pour objet de permettre au titulaire, à partir du dépôt de la marque, de préparer son projet, sans avoir à lancer immédiatement l’exploitation de sa marque, tout en étant malgré tout protégé, de sorte que, considérer que la contrefaçon n’est envisageable que si la marque est effectivement exploitée reviendrait à priver cet article de toute sa substance et, au surplus, à ajouter une condition à l’exercice de l’action en contrefaçon que ni le droit de l’Union, ni le code de la propriété intellectuelle ne prévoient, en la subordonnant à l’exploitation effective de la marque pendant le délai de cinq ans précédant la déchéance pour défaut d’usage sérieux. Il fait valoir, en outre, qu’il n’est pas nécessaire que la marque protégée soit effectivement exploitée pour vérifier si elle exerce ses fonctions, qu’il suffit que le signe litigieux porte atteinte aux fonctions « potentielles » de la marque, que la contrefaçon a d’ailleurs toujours été appréciée en référence à l’usage du signe contrefaisant et non à l’usage du signe enregistré. Il en déduit que la marque « Saint Germain » devait bénéficier, tout au long de la période de cinq ans précédant le prononcé de sa déchéance, de la protection du code de la propriété intellectuelle et reproche, par conséquent, à la cour d’appel d’avoir retenu qu’il ne pouvait se prévaloir d’une atteinte à la fonction de garantie d’origine de ladite marque, ni d’une atteinte portée au monopole d’exploitation conféré par sa marque, ni même d’une atteinte à la fonction d’investissement de la marque, aux motifs qu’il avait échoué à démontrer que sa marque avait été réellement exploitée.

28 De leur côté, les sociétés Cooper International Spirits, St Dalfour et Etablissements E… soutiennent que l’usage d’un signe n’est susceptible de porter atteinte au droit exclusif du titulaire de la marque que s’il compromet l’une de ses fonctions, qu’une marque n’exerce sa fonction essentielle que si elle est effectivement exploitée par son titulaire pour indiquer l’origine commerciale des produits ou services désignés dans son enregistrement et que, faute d’exploiter sa marque conformément à sa fonction essentielle, le titulaire ne saurait se plaindre d’une quelconque atteinte ou d’un quelconque risque d’atteinte à cette fonction. Elles font valoir que, de fait, dès lors que le titulaire n’utilise pas sa marque pour distinguer ses produits, il n’y aucun risque que le public soit conduit à établir le moindre lien entre ses produits et ceux d’un tiers qui ferait usage d’un signe similaire et qu’il puisse se méprendre sur l’origine des produits en cause. Elles ajoutent que la fonction essentielle de la marque, que le titulaire de celle-ci n’a lui-même jamais exercée, n’a pu, en aucune façon, être compromise et que c’est précisément parce qu’il a ainsi négligé d’utiliser sa marque, conformément à cette fonction essentielle, que le titulaire s’est vu dénier tout droit exclusif sur sa marque. Selon ces sociétés, le droit des marques serait détourné de sa finalité et ne jouerait plus son rôle d’élément essentiel d’un système de concurrence non faussée, si l’on devait admettre que celui qui s’est contenté de déposer une marque, sans jamais l’exploiter, puisse se réserver la possibilité de réclamer des dommages-intérêts à des tiers qui exploiteraient des signes similaires ; cela reviendrait à reconnaître à ce titulaire un avantage concurrentiel totalement indu.

29 Selon une jurisprudence constante de la CJUE, la fonction essentielle de la marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service désigné par la marque, en lui permettant de distinguer, sans confusion possible, ce produit ou service de ceux qui ont une autre provenance (18 juin 2002, Philips, C-299/99, point 30 ; 12 novembre 2002, Arsenal Football Club, C-206/01, point 48) et, constitue un risque de confusion, au sens de l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques, le risque que le public puisse croire que les produits ou services en cause proviennent de la même entreprise ou, le cas échéant, d’entreprises liées économiquement (22 juin 1999, C-342/97, Lloyd D… ; 6 octobre 2005, C-120/04, Medion).

30 La CJUE a ainsi jugé, en ce qui concerne la contrefaçon par imitation, que l’usage du signe identique ou similaire à la marque, qui fait naître un risque de confusion dans l’esprit du public, porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque (12 juin 2008, O2 Holdings Limited, C-533/06, point 59) et que, si elle a aussi indiqué que la fonction d’indication d’origine de la marque n’était pas la seule fonction de celle-ci digne de protection contre des atteintes par des tiers (22 septembre 2011, Interflora, précité, C-323/09, point 39), elle a, cependant, précisé que la protection conférée contre la contrefaçon par reproduction, en ce qu’elle est absolue et réservée aux atteintes portées, non seulement à la fonction essentielle de la marque, mais également aux autres fonctions, comme celles, notamment, de communication, d’investissement ou de publicité, est plus étendue que la protection prévue contre la contrefaçon par imitation, dont la mise en œuvre exige la preuve de l’existence d’un risque de confusion et donc la possibilité d’une atteinte à la fonction essentielle de la marque (18 juin 2009, L’Oréal, C-487/07, points 58 et 59).

31 Elle a enfin précisé qu’une marque est toujours censée remplir sa fonction d’indication d’origine, tandis qu’elle n’assure ses autres fonctions que dans la mesure où son titulaire l’exploite en ce sens, notamment à des fins de publicité ou d’investissement (22 septembre 2011, Interflora, précité, C-323/09, point 40).

32 Il semble, eu égard à cette jurisprudence, que, s’agissant, en l’espèce, d’apprécier la contrefaçon par imitation, seule soit à rechercher l’atteinte qui aurait été portée à la fonction essentielle de la marque, en raison d’un risque de confusion.

33 Par un arrêt du 21 décembre 2016 (Länsförsäkringar, C-654/15), la CJUE a dit pour droit que « L’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque [de l’Union européenne], lu en combinaison avec l’article 15, paragraphe 1, et l’article 51, paragraphe 1, sous a), de ce règlement, doit être interprété en ce sens que, au cours de la période de cinq ans qui suit l’enregistrement d’une marque de l’Union européenne, son titulaire peut, en cas de risque de confusion, interdire aux tiers de faire usage, dans la vie des affaires, d’un signe identique ou similaire à sa marque pour tous les produits et les services identiques ou similaires à ceux pour lesquels cette marque a été enregistrée, sans devoir démontrer un usage sérieux de ladite marque pour ces produits ou ces services ».

34 Elle a, à cet égard, relevé qu’en établissant à l’article 15, paragraphe 1, et à l’article 51, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 207/2009 une règle de déchéance de la marque de l’Union européenne pour défaut d’usage quinquennal, le législateur de l’Union a entendu, ainsi qu’il ressort du considérant 10 de ce règlement, soumettre le maintien des droits liés à la marque de l’Union européenne à la condition qu’elle soit effectivement utilisée, et que cette condition s’explique par la considération qu’il ne serait pas justifié qu’une marque non utilisée fasse obstacle à la concurrence en limitant l’éventail des signes qui peuvent être enregistrés par d’autres en tant que marque et en privant les concurrents de la possibilité d’utiliser un signe identique ou similaire à cette marque lors de la mise sur le marché intérieur de produits ou de services identiques ou similaires à ceux qui sont protégés par la marque en cause (point 25 de l’arrêt précité).

35 Elle a en outre considéré que le délai de cinq ans après l’enregistrement de la marque, pendant lequel le titulaire ne saurait être déclaré déchu de ses droits, constitue un délai de grâce donné au titulaire pour entamer un usage sérieux de sa marque, au cours duquel il peut se prévaloir du droit exclusif conféré par celle-ci, pour l’ensemble de ces produits et services, sans devoir démontrer un tel usage (point 26 de l’arrêt précité).

36 Elle a ainsi jugé que, pour déterminer si les produits ou les services du prétendu contrefacteur présentent une identité ou une similitude avec les produits ou les services couverts par la marque de l’Union européenne en cause, il convient d’apprécier, au cours de la période de cinq ans suivant l’enregistrement de la marque de l’Union européenne, l’étendue du droit exclusif conféré en vertu de cette disposition en ayant égard aux produits et aux services, tels que visés par l’enregistrement de la marque, et non pas par rapport à l’usage que le titulaire a pu faire de cette marque pendant cette période (point 27 de l’arrêt précité).

37 Cependant, la situation dont la CJUE a eu à connaître dans cet arrêt Länsförsäkringar, dans laquelle la période de cinq ans n’était pas encore écoulée et dans laquelle aucune demande en déchéance pour défaut d’usage sérieux n’avait, par hypothèse, pu être formée, n’est pas la même que celle qui se présente en l’espèce, qui pose la question de savoir si celui, qui n’a jamais exploité sa marque et qui a été déchu de ses droits sur celle-ci à l’expiration du délai de cinq ans, peut se plaindre d’avoir subi une atteinte à la fonction essentielle de sa marque et un préjudice, à raison de l’usage qui aurait été fait, par un tiers, d’un signe identique ou similaire au cours de la période de cinq ans ayant suivi l’enregistrement de la marque, et demander des dommages-intérêts.

38 La CJUE ne semble pas avoir rendu de décision sur la question posée en l’espèce par le moyen. D’ailleurs, dans l’arrêt Länsförsäkringar précité, elle a constaté que, telle n’étant pas la situation en l’occurrence et la juridiction de renvoi ne cherchant pas des éclaircissements à ce sujet, elle n’avait pas à se prononcer sur la question de savoir si, à partir du moment de l’expiration du délai de cinq ans suivant l’enregistrement de la marque de l’Union européenne, l’étendue de ce droit exclusif pouvait être affectée par le constat, opéré à la suite d’une demande reconventionnelle ou d’une défense au fond introduites par le tiers dans le cadre d’une action en contrefaçon, que le titulaire n’avait pas encore entamé à ce moment un usage sérieux de sa marque pour une partie ou l’ensemble des produits et des services pour lesquels celle-ci a été enregistrée (point 28 de cet arrêt).

39 Il apparaît que le litige pose une difficulté sérieuse quant à l’interprétation des articles 5, paragraphe 1, sous b), 10 et 12 de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques, notamment au regard de l’objectif, défini par le considérant 9 de cette directive, de prévoir qu’une marque ne puisse être valablement invoquée dans une procédure en contrefaçon s’il est établi, à la suite d’une exception, que le titulaire de la marque pourrait être déchu de ses droits.

40 Se pose donc la question de savoir s’il peut avoir été porté atteinte à la fonction essentielle de la marque, à raison d’un risque de confusion dans l’esprit du public, au sens de l’article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive précitée, quand son titulaire n’a pas mis à profit le délai de grâce de cinq ans prévu par les articles 10 et 12 de cette directive pour entamer un usage sérieux de sa marque, au point d’être déchu de ses droits à l’expiration de ce délai, c’est-à-dire si la fonction essentielle de la marque, que le titulaire de celle-ci n’a lui-même jamais exercée, a pu être compromise par l’utilisation par un tiers, au cours de cette période, d’un signe similaire à la marque pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels celle-ci avait été enregistrée.

41 Cette question revient à déterminer si le titulaire d’une marque, qui n’en a jamais fait usage et s’est vu déchoir de ses droits dans les conditions prévues par les articles 10 et 12 de la directive précitée, peut, au seul motif tenant au droit exclusif conféré par l’enregistrement de la marque jusqu’à la date d’effet de la déchéance, obtenir la condamnation pour contrefaçon au sens de l’article 5, paragraphe 1, sous b), de cette directive, du tiers qui a utilisé, au cours de cette période, un signe similaire à la marque pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels celle-ci avait été enregistrée.

42 Il y a lieu, dès lors, d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne.

PAR CES MOTIFS :

Vu l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;

Renvoie à la Cour de justice de l’Union européenne aux fins de répondre à la question suivante :

Les articles 5, paragraphe 1, sous b), 10 et 12 de la directive n° 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques doivent-ils être interprétés en ce sens que le titulaire, qui n’a jamais exploité sa marque et a été déchu de ses droits sur celle-ci à l’expiration de la période de cinq ans suivant la publication de son enregistrement, peut obtenir l’indemnisation d’un préjudice pour contrefaçon, en invoquant une atteinte portée à la fonction essentielle de sa marque, causée par l’usage par un tiers, antérieurement à la date d’effet de la déchéance, d’un signe similaire à ladite marque pour désigner des produits ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels cette marque a été enregistrée ?

Sursoit à statuer jusqu’à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne ;

Réserve les dépens ;

Dit qu’une expédition du présent arrêt ainsi qu’un dossier, comprenant notamment le texte de la décision attaquée, seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffier de la Cour de justice de l’Union européenne ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six septembre deux mille dix-huit.